mardi 18 janvier 2011

Rêves de Florence



Le premier rêve de Florence

La peinture chinoise

[...] elle s’allongea sur son lit, elle dormirait peut-être car cette haine dévorante l’avait épuisée, c’était une chose de l’ordre de la passion et qui vous mangeait de façon subite, c’était une chose saine, peut-être comme tout ce qui est en nous si malade de douleur ou d’une intensité aussi menaçante, même ce que nous appelons, pensait-elle, notre bonheur, car demain nous ne serons plus là pour le vivre, et ce fantôme du bonheur perdu ira seul, sans nous, inhabité, errant, errant, puis Florence eut la conscience qu’elle tombait dans le sommeil, son cœur battait lentement, épuisé par la haine, elle rêvait à tout ce qu’elle aimait et qui semblait toujours si impalpable quand c’était peut-être cela, la réalité, il y avait un ordre certain qui guidait ses pas, sa mémoire vers un jardin oriental dont elle avait admiré les lignes, l’organisation exacte, c’était dans la peinture chinoise, peut-être, car Florence avait passé sa vie dans les musées à y être bien, à attendre, sans hâte, car là, son attente était fortifiée, alimentée de ces valeurs sûres d’un temps, d’une histoire que d’autres avaient vécue, mais qui était encore tangible pour ses yeux, ses yeux à elle, ses yeux d’invisible que personne n’eût songé à remarquer, dans un musée où le temps préservait ses images, ses hommes et leurs décors de vie, la peinture lui disait que longtemps, longtemps, le monde enfoui serait visible pour elle, la peinture était un art pour les captifs comme Florence, elle rendait visible, transparent, ce qui n’était déjà plus, et le jardin oriental était encore à sa place, dans ses rêves, mais elle se retrouvait, elle, par rapport au jardin, située ailleurs, dans une végétation nord-américaine, assise au pied d’un chalet de montagne, peut-être, le jardin oriental et ses personnages orientaux, d’une mansuétude dont elle appréciait, au loin, la délicate offrande, la réconfortaient, un bûcheron jovial coupait du bois plus près, le regard de Florence s’adoucissait plus loin, vers des champs de fraises, lesquels étaient aussi très ordonnés, elle avait le sentiment de les avoir dessinés elle-même, les fraises étaient aussi visibles et savoureuses que ces fruits ardents que nous voyons dans les tableaux, non plus peints, mais réanimés, nés spontanément d’une lumière gourmande que l’artiste n’a conçue que pour eux, et Florence éprouvait une grande paix car elle touchait ici à la simplicité de son existence intérieure, laquelle eût été paisible peut-être sans la connaissance des hommes, mais projeté seul dans un espace incorruptible, chacun ne possédait-il pas cet espace inoccupé, fait pour être peuplé, malgré tout, par l’intégrité de ses plus simples désirs, et ces personnages orientaux, légendaires et pourtant si réels pour Florence, défilaient entre des haies de fleurs, s’inclinant au loin avec une délicate nourriture qu’ils voulaient partager avec Florence, mais elle tournait la tête comme pour leur exprimer qu’elle n’avait plus faim, qu’il était trop tard pour la faim ou la soif, elle eût aimé pourtant être avec eux, mais si elle n’avait aucune méfiance d’eux, une blancheur de lait, au fond du tableau, était pour elle symptôme de mort, et le blanc dans ses rêves, pensait-elle, était le mensonge du sang, c’était le signe que la mort était là, présente, sous une forme ou une autre, le rouge était blâmable mais c’était une passion, une violence qu’elle reconnaissait, tout ce qui était blanc comme le lait ou la neige vous mentait, c’était le sang qui n’était pas renversé mais qui prenait cette forme innocente pour l’accuser, et soudain elle se réveilla, tout émue encore par cette paix qui l’avait accompagné si loin [...].

Marie-Claire Blais
Le sourd dans la ville
Québec   1979 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve vers le début du roman. Florence, issue d’un milieu aisé, malade et ne pouvant plus supporter la solitude qui règne dans son appartement depuis le départ de son mari, se rend dans un hôtel bon marché.
Édition originale
Le sourd dans la ville, Montréal, Stanké, 1979, p. 45 à 47.



Le deuxième rêve de Florence
Le trou d’ombres

Pendant qu’elle regardait Mike assis à la fenêtre, Florence tombait à son tour dans sa rêverie, sa somnolence, il lui semblait que son existence connaissait ce même ralentissement, une conscience qui n’était plus là mais qui surveillait de loin, une conscience assoupie, peut-être, puis elle ferma les yeux et se mit à rêver, mais ses rêves, eux, couraient en tourbillons autour d’elle, c’étaient ces aiguilles de la conscience au repos lacérant encore notre chair, il y avait quelqu’un qui était là, un mendiant peut-être mais elle ne savait qui, c’était quelqu’un qui semblait vivre dans un trou d’ombres et dont elle ne voyait pas la tête, mais cela grouillait près d’elle, et cette main née d’une monstruosité invisible s’accrochait à la sienne, une voix disait : « Descends, descends avec moi », il y avait comme un essaim de caresses pullulant sur elle, et tous ces frôlements d’une main, d’une bouche, jaillis des sécrétions de l’ombre, du sombre ravin de sa propre violence, peut-être, car nos rêves viennent aussi de nous, ne lui inspiraient que de l’horreur, et elle se réveilla en sursaut, Mike était là, debout devant elle, la tirant par le bras [ ...].

Marie-Claire Blais
Le sourd dans la ville
Québec   1979 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers la fin du premier tiers du roman. Florence, issue d’un milieu aisé, malade et ne pouvant plus supporter la solitude qui règne dans son appartement depuis le départ de son mari, se rend dans un hôtel bon marché tenu par Gloria et son fils Mike, atteint d’un cancer.
Édition originale
Le sourd dans la ville, Montréal, Stanké, 1979, p. 79.


Le troisième rêve de Florence
Le tableau vide

Florence avait aussi rêvé, le temps d’un souffle, pendant qu’elle glissait mollement contre la rampe de l’escalier, qu’elle retournait dans son appartement désert, on appelle désert, pensait-elle, le vide que crée l’absence, la séparation, la mort, et ainsi, elle avait retrouvé son appartement, ses meubles, sa collection de tableaux, tous ces piliers de son existence antérieure soudain effondrés dont on ne voyait plus que les traces, une poussière refroidie, dans l’un de ces tableaux qui avait jadis évoqué pour elle la lumière, l’odeur même de la mer contre un fond de ciel méditerranéen, un ciel bleu, uniforme, que ne menace peut-être que la pointe d’un nuage blanc, c’était un ciel bleu, uniforme et lointain, mais posé là contre le vide, il semblait d’une matière pénétrable, il n’y avait là rien de cruel, seulement l’indifférence de cette matière bleue qui vous invitait à la pénétrer, comme se perd tout ce qui navigue dans l’espace, notre regard allait vers ce ciel, puis se perdait, mais dans ce rêve le tableau était vide, le ciel méditerranéen, peint à l’huile, n’était plus là, contre le vide, on percevait que la lumière avait dû être d’une éblouissante densité, son essence était encore là, les personnages qu’on avait vus, comme des taches de couleur, au bord de la toile, entre le ciel et la mer, s’ils avaient eu la modestie et le charme des fleurs, ils étaient désormais ailleurs, rien ne restait que le cadre vide et sa rectangulaire netteté, et Florence errait, errait, contre cette surface aveugle et lumineuse, là où elle s’était assise, dans ses fauteuils, le sofa sur lequel elle se prélassait le dimanche en compagnie de ses livres et journaux, chacun de ces objets familiaux qui avait eu, un moment ou l’autre, son rôle de séduction ou d’apaisement auprès d’elle, avait été marqué par son passage en ce lieu, mais le fauteuil était vide, quelques taches de lumière attestaient encore ça et là, sur les meubles, qu’une présence venait de les quitter, et les murs jadis couverts d’une forêt de souvenirs, de photographies de son mari, de son fils, tout cela n’était plus, le vide, le vide partout, pensait Florence, et puis en se réveillant elle avait constaté que le mouvement de sa montre s’était arrêté [...].



Marie-Claire Blais
Le sourd dans la ville
Québec   1979 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se situe vers la fin du premier tiers du roman. Florence, issue d’un milieu aisé, malade et ne pouvant plus supporter la solitude qui règne dans son appartement depuis le départ de son mari, se rend dans un hôtel bon marché.
Édition originale
Le sourd dans la ville, Montréal, Stanké, 1979, p. 79.




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