jeudi 28 avril 2011

Elaboration psychique

Terme de psychologie (psychanalyse)
Terme utilisé par Freud pour désigner dans différents contextes, le travail accomplit par l’appareil psychique en vue de maîtriser les excitations qui lui parviennent et dont l’accumulation risque d’être pathologique.
Ce travail consiste à intégrer les excitations dans le psychisme et à établir entre elles des connexions associatives.

En psychanalyse l ' élaboration psychique (allemand psychische verabeitung) désigne le processus de symbolisation, de travail psychique associatif, qui permet de maîtriser les excitations et qui se fait dans une cure psychanalytique.
L'appareil psychique fait face à différentes excitations, potentiellement nocives pour le développement. Il y a un travail psychique spontané, un mode de fonctionnement de l'esprit, qui cherche à lier l'excitation, à la travailler de par l'association de représentations entre elles.
On retrouve une idée similaire dans la théorisation de la compulsion de répétition comme allant au-delà du principe de plaisir.
L'élaboration désigne ici un travail du rêve. Après déplacement de l'affect entre les représentations du rêve et condensation des éléments, le rêve sera remanié par ce que Freud appelle la prise en considération de la figurabilité, ou encore élaboration secondaire.
L'élaboration secondaire du rêve consiste à le scénariser, le transformer en un récit cohérent.

L'élaboration fut d'abord définie par Charcot comme créatrice du symptôme hystérique. Suite à un traumatisme, l'événement est revécu, pensé et repensé, travaillé, symbolisé, jusqu'à ce qu'un symptôme, formation de compromis, survienne en tant que satisfaction pulsionnelle.
Il s'agit là du modèle de l'après-coup : le traumatisme intervient mais le symptôme ne se dégage que plus tard. Ce modèle sera travaillé comme modèle même de la névrose. Selon ce schéma, l'enfant vit sa sexualité infantile et le traumatisme ne crée pas de névrose ; vient ensuite la période de latence ; puis à la puberté survient le symptôme névrotique, conséquence d'un traumatisme infantile.
Selon McDougall, ces deux conceptions de l'élaboration paraissant opposées se complètent, l'élaboration comme formation de symptôme représentant un premier travail psychique, une solution hâtive.

En pratique clinique, le terme de « capacités d'élaboration », concept empirique d'usage, évaluerait, implicitement, la structuration et l'organisation psychique du sujet. Dans la littérature, sont rencontrés des termes similaires (capacités d'élaboration, capacités psychiques d'élaboration, élaboration psychique, élaboration symbolique, mentalisation). Leur signification n'est pas clairement explicitée. Les capacités d'élaboration ont-elles une consistance conceptuelle ? Si oui, s'agit-il d'un concept transdimensionnel ? Le caractère empirique de cette notion émise au terme d'un examen psychiatrique justifie, au préalable, que le rôle du langage, médiateur de la communication verbale, soit envisagé comme l'un des vecteurs de l'activité symbolique du sujet. L'activité de symbolisation permet au sujet d'attribuer subjectivement un sens aux événements qu'il vit, sens s'énonçant principalement par la parole et donc accessible à l'autre. Cette attribution de sens est intrinsèquement variable et relèverait de capacités d'adaptation du sujet. Elle est l'objet de théories explicatives diverses parmi lesquelles la notion de travail d'élaboration psychique (théorie psychanalytique). Sur le plan clinique, le travail d'élaboration psychique aurait une place essentielle dans la psychopathologie du traumatisme psychique, expérience de non-sens ; la restitution du sens participerait à l'obtention d'une résolution de la souffrance ressentie (concept de résilience). Ainsi, les capacités d'élaboration pourraient être considérées comme des outils dynamiques, protéiformes, nécessaires à l'effectivité d'un travail d'élaboration, entre autres, visant à la résolution de conflits intra- ou extrapsychiques et permettant ainsi un ajustement permanent de l'adaptation du sujet à son environnement. Ces caractéristiques justifient leur intérêt clinique dans l'évaluation diagnostique et pronostique (valeur psychopathologique, potentiel de résolution du conflit). En conclusion, les capacités d'élaboration, concept d'usage, auraient donc une existence conceptuelle transdimensionnelle.

Le rêve cadre d’élaboration psychique

 […] Et d’étranges rêves,
Comme des soleils
Couchants sur des grèves,
Fantômes vermeils,
Défilent sans trêves,
Défilent, pareils
A des grands soleils
Couchants sur des grèves.Paul VERLAINE

La théorie freudienne du rêve pose le désir sexuel infantile inconscient comme le moteur du rêve.
 Selon Freud, le rêve est un acte psychique complet. Pour J.B. Pontalis, il a une fonction de liaison en ce qu’il comprend un écran ou espace de rêve, et de la figuration. P. Aulagnier définit l’élaboration psychique comme la liaison entre les images de mots et les images de choses dotées d’une qualité affective particulière. Dans le rêve il y a en effet un espace de figuration (image de chose), des images de mots et des affects. De quelle façon le désir inconscient trouve-t-il sa représentation sur les trois registres de l’originaire (sensoriel), du primaire (figuration) et du secondaire (langage)?

Dans l’œuvre de P. Aulagnier, “l’élaboration psychique”, en ce qu’elle comporte de dynamique de la figurabilité et de la représentation, est un aspect fondamental.
Le numéro 45 de Topique, “Autour du rêve”, était d’une certaine façon un hommage à la fécondité de l’œuvre de P. Aulagnier et aux prolongements qu’elle avait trouvés à travers Micheline Enriquez et quelques autres. “Le rêve cadre d’élaboration psychique” est un texte bref mais dense élaboré par trois participants du IV Groupe au sein d’un groupe de travail pendant l’année 2000. Je me crois autorisé à penser que P. Aulagnier aurait particulièrement apprécié comme hommage que la vitalité de sa pensée perdure dans sa fécondité dans notre travail actuel. C’est à cet hommage que je m’associe autant vis-à-vis de P. Aulagnier que pour l’intérêt que suscite en moi le travail de nos collègues plus récents.
Jean-Paul MOREIGNE
 Ces trois registres constitueraient le cadre d’un travail psychique, d’un processus d’élaboration à l’œuvre dans le rêve.
 L’espace du rêve, c’est l’équivalent psychique interne de l’espace transitionnel, nous dit M. Kahn. C’est la possibilité d’un écart, d’un jeu psychique. Le rêve est à mi-chemin des objets internes et des exigences de la réalité (Pontalis). Il est mis entre l’analyste et l’analysant. Espace de représentation que le rêve, signe d’un écart, d’une différenciation d’où peut surgir la pensée. Permettons-nous une image : la mythologie nous dit que c’est lorsque Gaïa la terre et Ouranos le ciel s’écartent l’un de l’autre que s’ouvre entre les deux un espace de vie pour les humains. L’idée de la séparation, de la différenciation, préside à la possibilité de rêver.
 Le rêve transforme les pensées en images sensorielles, dit Freud. Il y a régression : la représentation retourne à l’image sensorielle d’où elle est sortie un jour.
 Nos rêves de couleurs, d’odeurs (odeurs de l’enfance, goûts oubliés, etc.) nous évoquent l’importance de la dimension corporelle, sensorielle, du registre de l’originaire. Les formules métaphoriques qui illustrent selon Aulagnier le registre de l’originaire (“être en forme”, “se sentir bien dans sa peau”) ne sont-elles pas appropriées pour décrire l’écran du rêve ?
 Lewin fut le premier à évoquer les conditions préalables à l’existence du rêve. L’écran du rêve est la surface sur laquelle un rêve semble être projeté. C’est l’arrière – fond blanc présent dans le rêve. Cet écran serait en rapport avec le sein de la mère. Le sommeil est accompagné d’un mouvement régressif qui pousse à un retour-fusion avec la mère. Pour Lewin, un sommeil sans rêve ne comporte que l’écran blanc. Dans ce sens, nous pourrions dire que le rêve est le premier contact en images de la libido avec le corps maternel. Lewin nous parle d’écran du rêve autour d’un cas. “Une jeune femme me rapporte ce qui suit : j’avais mon rêve tout prêt pour vous, mais tandis que j’étais étendue ici voici qu’il s’est éloigné de moi, qu’il s’est enroulé, roulant et roulant comme un cylindre”.
 L’écran du rêve, avec le rêve projeté sur lui, s’éloigna en arrière d’elle. Or, le fait d’oublier des rêves, nous le savons, n’est pas réductible à une autre forme d’oubli. Oublier ou se rappeler un rêve, cela appartient au contenu du rêve lui-même et peut être analysé au même titre que tout élément du rêve manifeste. En ce qui concerne cette patiente sous la pression de ses résistances, elle était en train d’accomplir son réveil. L’écran du rêve roulant et s’éloignant était l’événement final de réveil complet.
 L’objet du sommeil, c’est le retour aux origines; l’objet du rêve, c’est le désir même, la recherche d’excitation, la pénétration du rêve (Pontalis)

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant …[…]
… Son Nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila …[…]
… Et pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.
Paul V ERLAINE

 Selon les kleiniens, l’espace du rêve c’est le contenant interne issu de l’introjection de la mère Pour de nombreux sujets, le processus du rêve est à leur disposition mais non pas l’espace du rêve. “Le processus du rêve est une donnée biologique humaine, mais l’espace du rêve est une conquête du développement de la personnalité, conquête que facilitent les soins donnés au petit enfant”. L’écran sur lequel se déroule le rêve est une métaphore de la mère tout entière en tant que nécessaire à la constitution du sujet. Pontalis souligne : “Freud n’ignorait pas qu’à l’extrême du champ interprétatif, au point asymptotique de ce qu’il appelait le “Livre du rêve ” quelque chose ne saurait être saisi : ce qu’il nomme l’ombilic, ce qui rattache le rêveur à l’inconnu maternel”. Le rêve relie par un scénario ce qui a pu se séparer. La mère des premiers temps remplit un rôle de miroir où le narcissisme de l’enfant trouve une confirmation existentielle et aussi un rôle de pare-excitation. C’est dans ce sens que fonctionne l’écran du rêve. Mais c’est en même temps un écran protection, contre le trop d’excitation, le traumatisme destructeur ? En projetant ses désirs sur l’écran du rêve, représentant la mère, le rêveur cherche à fusionner avec elle, à commettre l’inceste, inceste qui conjugue jouissance et terreur. Mais le rêveur ne commet pas l’inceste même métaphoriquement, puisque l’écran du rêve fait écran à ses désirs. Le rêve viserait le suspens du désir, non la satisfaction accomplie : l’objet du désir serait ici le désir même.
 L’originaire, support sensoriel de la représentation, peut parfois envahir toute la scène psychique. Peuvent survenir alors des moments de fading du moi, la sensation de “tomber hors du monde”. Dans le rêve, si l’originaire nous submerge, n’est-ce pas une des conditions de survenue du cauchemar ? Dans le cauchemar, nous dit Pontalis, “l’enveloppe du rêve a craqué, elle s’est déchirée avant que la lettre qu’elle contenait n’ait pu s’écrire”. L’auteur du cauchemar est “arraché au corps du rêve” (P. Miller). Le passage des représentants inconscients dans préconscient est court-circuité (Anzieu). De même, dans le rêve traumatique dont le scénario répète le trauma, le support projectif (écran, enveloppe ) est là aussi détruit; il faut attendre de la perlaboration un scénario de rêve qui ne soit plus une catastrophe. Un temps préalable est nécessaire dans ce cas, dit Freud, jusqu’à ce que le principe de plaisir reprenne sa domination.
 Le rêve serait la voie royale de l’élaboration, aux trois niveaux de la représentation : emprunts faits par la psyché au fonctionnement du corps, mise en scène fantasmatique, mise en sens idéïque.
 Enveloppe sensorielle du rêve… Figuration… Le rêve puise dans le langage pictural (Aulagnier). Le rêve est une des conditions dans lesquelles on peut retrouver le langage pictural des scénarios infantiles refoulés. Freud : “la pensée du rêve, inutilisable sous sa forme abstraite, doit être transformée en langage pictural”. La régression formelle propre à l’état de sommeil redonne la primauté aux motions pulsionnelles et aux modes d’expression de l’enfance. L’image de chose précède la représentation par image de mot. Le visuel précède l’acoustique, l’image sensorielle est le premier référent de la représentation qu’elle rend possible. Le rêve réalise une mise en scène qui va relier ce qui a pu se séparer. Ce théâtre intérieur relie deux objets et le regard d’un troisième. Les pensées sont figurées car le souvenir visuel exerce une attraction, il y a osmose entre l’inconscient et le visuel.
 Comme le dit Freud : “Le rêve est en somme une régression au plus ancien passé du rêveur, comme une reviviscence de son enfance, des motions pulsionnelles qui ont dominé celles ci, des modes d’expression dont elle a disposé”.
 Mais tous les rêves utilisent-ils la figuration ? Freud parle de rêves idéïques (rêves Autodidasker). Ces rêves, dit-il “jouent avec les noms et les syllabes” qu’ils condensent. C’est l’abaissement de la censure entre cst et incst qui explique ce type de rêve. Il précisera en 1915 : “des pensées de nature très abstraite qui ont dû présenter de grandes difficultés à la figuration dans le rêve… Le travail du rêve doit tout d’abord remplacer le texte abstrait des pensées par un texte plus concret qui lui est lié – par comparaison, par symbolisme, par allusion allégorique ou de façon génétique – et qui devient le matériel du rêve”. Ramener les mots aux représentations de choses.
 Le rêve est un rébus. Le rébus est un déguisement porteur d’une intention. Rébus signifie : “des choses”. Le rêve comme rébus des choses qui ont eu lieu sur la scène psychique infantile ? Ce qui a eu lieu et qui doit être “pris au piège de l’élaboration secondaire”, selon l’expression de P. Miller, pour en affaiblir la trace. La tâche de l’analyste serait donc non pas tant de mettre au passé que de rendre inactuel. Comment l’activité psychique vient à l’homme, au prix de quelle lutte, de combien de compromis arrive-t-elle à se maintenir ? Ce qui est en question c’est la réalité du temps, la réalité psychique, la réalité du monde.

Hier j’ai rêvé que je voyais
Dieu et que je parlais à Dieu
Et j’ai rêvé que Dieu m’écoutait…
Après, j’ai rêvé que je rêvais.
A. MACHADO

 Avant d’atteindre la conscience le processus du rêve suit une marche dans le temps, travail du rêve qui, précise Freud, peut durer plus d’un jour et une nuit : transfert du désir, déformation par la censure, changement de direction régressif, élaboration secondaire. Tout à coup, un événement psychique se produit qui rassemble ce qui était épars qui laisse de côté une partie de ce qui a été élaboré. Un choix s’est effectué. Cette décision qui constitue le rêve en tant qu’objet perceptif pour la conscience, est une scansion, i.e. une temporalisation d’un processus psychique inconscient. La séance d’analyse est conçue sur le modèle du rêve. “Il aura fallu tout ce temps pour comprendre” (Lacan), mais ce n’est pas une raison pour conclure… Par une interruption de la séance.
 Le rêve en analyse a un avenir parce qu’il est pris dans la dynamique transférocontretransférentielle, parce qu’il s’adresse à cet autre silencieux qui sait attendre. L’interprétation du rêve, loin de conclure, ne fait que relancer la capacité de continuer à rêver.
 A côté de la fonction symbolisante du rêve (cf. Ferenczi, Kahn, Meltzer) dont on privilégie l’émergence en psychothérapie, en analyse c’est le désir inconscient infantile qui va se révéler et qui sera l’objet du travail de mise en mots, de mise en sens.
 Les associations se poursuivent bien après les séances d’analyse, repoussant toujours le point d’ombilic. L. Bataille : “De nouvelles associations défilent… Qui m’entraînent loin … Comment n’y avais-je pas pensé auparavant ?”
Le rêve est bref mais il dure (P. Miller).
 Rêve porteur de sens et de l’histoire de notre accès à la symbolisation.


Le sujet endeuillé du suicide : du traumatisme à l’élaboration psychique de la perte (Marc-Elie Huon)

Celles et ceux qui s’engagent dans l’aide psychologique aux sujets endoloris par la mort d’un proche après suicide sont fortement concernés par les failles et le relâchement du lien social que concrétisent généralement les suicides aboutis.
 Aucune forme de cette aide, aussi individualisée soit-elle, ne peut être envisagée sans solliciter d’une certaine manière la communauté humaine dans son histoire et dans son actualité. Plus encore, il se peut même qu’aucune de ces pratiques (professionnelles ou bénévoles) ne se réalise sans que la société ne la commande, ne la mandate et/ou ne la finance. Qui aurait pensé il y a quelques décennies encore à s’intéresser de manière spécifique aux endeuillés après suicide et à la nature même de l’accompagnement ?
 Ma réflexion se centrera sur les aspects suivants :
 – En premier lieu, j’évoquerai la question du traumatisme, la figure qu’il revêt dans le deuil après suicide et les voies de son traitement.
 J’y formulerai quelques propositions sur le cadre à offrir à ces endeuillés.
 – Le deuxième point sera consacré aux sentiments de culpabilité et à leur fonction dans l’économie psychique du sujet endeuillé.
 – Parallèlement, je discuterai des manifestations contre-transférentielles qui guettent certains accompagnants professionnels ou bénévoles et de leurs incidences néfastes sur l’élaboration psychique de la perte.
– Pour conclure, j’énumèrerai quelques conditions pour essayer de rendre le deuil après suicide possible.

L’effet traumatique du suicide

 Il est convenu d’affirmer que chaque deuil possède une charge traumatique. Le deuil par suicide n’échappe guère à cette constance en raison de plusieurs propriétés. Tout d’abord, le suicide partage avec le trauma la violence de l’expérience traversée. Chaque suicide est un acte violent doublement infligé à soi et aux autres.
 D’autre part, c’est une violence subie par l’entourage, imposée du dehors par le geste même du suicide. Comme pour tout trauma, c’est un événement soudain et brutal, provoquant un effet de surprise, un choc qui n’a souvent pas permis la prédictibilité de la mort. Même lorsque le suicidé avait présenté des antécédents suicidaires, la radicalité de son acte imprime toujours une onde de choc.
 Ce traumatisme aigu résulte également de la nature même de la mort, une mort non naturelle, agie par le sujet lui-même. L’auto-imposition de sa mort confronte l’entourage affectif à l’innommable et le social à ses failles. Le suicidé signe, par et dans son acte, son renoncement définitif d’appartenir au collectif social ; il marque sa rupture radicale avec tout lien social dont il semble avoir fait le « deuil ».
De plus, l’incompréhension totale ou partielle de la mort devient pour les proches un véritable non-sens, renforçant de surcroît le caractère traumatique.
 Celui ou celle, parmi les proches, qui découvre le corps du suicidé est confronté(e) à une vision traumatique, celle du réel de la mort. Comme le décrit très bien F. Lebigot « il n’a pas seulement éprouvé dans l’angoisse l’imminence de sa mort, celle-ci s’est imposée à lui comme un réel qui l’a laissé, pendant une fraction de seconde, pétrifié, sidéré, … (il ajoute) cet instant le distingue désormais des autres hommes car il est porteur d’une révélation bouleversante qui s’est installée en lui de manière fulgurante, sous la forme d’une image, celle de l’événement traumatique ». Lebigot F. , Gautier E. , Morand D. , Reges J. L. , Lassagne...

 Il me semble que ce qui est traumatique dans cette vision d’horreur, c’est à la fois de voir le mort, son corps, mais tout autant de voir La Mort à travers lui. Trauma qui marque respectivement la fin de l’illusion d’immortalité et la fin du mythe personnel d’invulnérabilité.
 L’angoisse émane de cette impossibilité de symboliser cette scène dans laquelle le sujet s’imagine mort. En effet, nul n’a en soi une représentation de soi comme mort, un souvenir préalable à l’intérieur du psychisme auquel pourrait se raccrocher cette expérience.
 Ce traumatisme de la perte brutale se vit à plusieurs niveaux : d’une part comme blessure narcissique (ils se vivent souvent comme de mauvais proches) et aussi comme une perte objectale sur le plan imaginaire et fantasmatique.
 L’aspect traumatique est assez souvent majoré par les circonstances de l’annonce de la mort, mais également par l’enquête de police ou de gendarmerie parfois vécue comme accusatrice et par certains propos maladroits tels que « ne t’inquiète pas ; tu verras, ça passera avec le temps » qui résonnent chez l’endeuillé comme des appels à l’oubli voire comme une seconde mort. A ce titre, il convient de développer en France des actions de formation encore trop minoritaires à destination des professionnels du champ judiciaire chargés de recueillir des informations sur la nature même de la mort afin d’écouter les proches et non de les interroger.
 Les premiers temps de la perte confrontent l’endeuillé au choc, voire à la sidération et à l’effroi. Dans ce contexte de perte violente, où le narcissisme est soumis à rude épreuve, la qualité de l’accueil à chaud, les possibilités d’offrir un premier contenant à l’état d’angoisse constituent une première étape importante. Il est important que les endeuillés après suicide sachent que la société peut les accueillir et qu’ils peuvent recevoir une aide psychologique ultérieure. Bien des endeuillés après suicide ne demandent pas d’aide psychologique. Or, il me semble tout à fait clair que l’offre doit anticiper la demande et lui permettre ainsi d’émerger. En effet, le sujet ne connaît pas toujours les possibilités qui lui sont offertes. Dans le domaine de l’effraction psychique, il est probablement illusoire d’attendre l’énonciation d’une demande d’aide et encore moins une demande construite de la part du sujet qui en est l’objet, du moins dans les premiers instants.
 Qui plus est, il convient d’accorder et d’aménager à la souffrance une place principale au sein du soutien psychologique puisqu’elle assure d’une certaine manière la permanence de l’autre absent à l’intérieur du sujet en deuil. Elle peut constituer pour le sujet le dernier rempart contre le néant. J. D. Nasio écrit que la douleur du deuil est aussi une douleur de liaison. « Penser que ce qui fait mal, ce n’est pas de se séparer mais de s’attacher plus fort que jamais à l’objet perdu… (Il ajoute) si avec cette thèse à l’esprit vous écoutez un sujet endeuillé qui vous parle de la douleur qui l’étreint depuis la perte d’un être cher, vous serez sans doute étonné. Etonné de sentir que sa douleur n’est pas tant de ne plus avoir près de soi l’être aimé, mais de l’avoir présent, plus présent que jamais ». J. D. Nasio, Le livre de la douleur et de l’amour, Paris,...
 

 L’expression de la souffrance n’est pas à entraver dans la mesure où le vécu de cette souffrance tient lieu aussi d’hommage au mort, de preuve d’amour. Indiquons que la neutralisation de cette souffrance par le biais d’une médication excessive porte atteinte à l’élaboration psychique de la perte. Une surmédicalisation de la souffrance, comme l’a montré M. F. Bacqué, objecte au travail indispensable de la remémoration en instaurant des clivages durables et fait naître ponctuellement chez l’endeuillé des sentiments d’usurpation. Même si aujourd’hui, beaucoup d’omnipraticiens l’ont compris, d’autres continuent allègrement à faire taire la souffrance du sujet avec la promesse du médicament et du même coup le sujet tout simplement.
 Michel Hanus a souligné clairement dans ses publications que le travail d’intériorisation psychique de la perte peut être gelé par le déni et le clivage psychique. Je laisse de côté le déni car selon mon expérience, le clivage apparaît être un procédé défensif plus tenace dans la clinique du deuil après suicide.
 Le clivage psychique, mécanisme de protection lui aussi inévitable à la découverte de cet événement – qu’on ait été témoin ou qu’on ait reçu le récit des circonstances – s’il n’a pu être désamorcé en raison de moments d’anesthésie affective, peut persister durablement et donner lieu à une complication de deuil. Cliniquement, cela se traduira, soit par l’absence d’affects liés à la scène, soit par l’absence prolongée d’images mentales, ou enfin par la sur-présence d’images traumatiques qui vient court-circuiter tout travail associatif.
 Dans ces conditions, il me semble absolument nécessaire de solliciter le sujet pour qu’il réévoque l’événement à travers les premières images mentales liées à l’annonce de la mort ou à la découverte du corps du défunt, ainsi que les premiers éprouvés sensoriels et émotionnels, ou encore les premières expériences de ritualisation. Ceci pour tenter d’amorcer une nouvelle liaison entre l’affect douloureux et une représentation de l’image concernée et rendre possible le travail d’intériorisation de la perte.
 Parler de l’événement, parler de soi dans l’événement, vise à essayer d’épuiser le trauma, de fractionner l’image traumatique, de construire des liens morceau par morceau, avec des représentations.
 Fréquemment, à la question du ressenti de l’événement, les sujets répondent par des métaphores qui vont aider à l’insertion de l’événement dans leur histoire pour qu’il acquière progressivement un statut de représentation et non plus de pur réel effroyable.
 Cette revisite de la scène traumatique nécessite la mise en place d’un cadre solide qui peut accueillir les affects violents et les angoisses les plus primitives. Dans cet espace, l’accompagnant se doit d’être actif et capable d’empathie rapide, notamment en soutenant par des relances actives. En effet, au cours des premiers entretiens, le silence de l’accompagnant ne pourrait renvoyer l’endeuillé qu’à la répétition d’une situation de détresse. Au niveau de la neutralité de l’accompagnant, il est impératif d’en conserver le non jugement, de ne rien vouloir pour l’endeuillé et de ne pas prendre position par rapport à l’auteur de l’acte suicidaire en se plaçant d’emblée du côté du bon objet.
 En fait, les capacités d’empathie de l’accompagnant, ses qualités de rentrer en résonance émotionnelle avec la douleur de l’intéressé tout en conservant une identification maîtrisée à son endroit, constituent selon moi, les pivots techniques de l’aide psychologique.

La force dynamique des sentiments de culpabilité

 La plupart des auteurs s’accordent à dire que le deuil après un suicide se signale par l’inflation des sentiments de culpabilité ou dit d’une autre manière par la férocité de leur Surmoi. L’endeuillé semble « condamné » pendant un temps non objectivable à expier le droit d’être et de demeurer en vie.
 Face à des sujets ayant perdu un proche par suicide, le premier mouvement intuitif est de « déculpabiliser ». Pourtant si nous le faisons, alors tout le saillant, la substance même de l’événement, toute l’originalité de l’expérience vécue et fantasmée avec le suicidé seront annulées et l’endeuillé ne parlera que d’une place de pure victime que nous lui aurons d’emblée attribué. La culpabilité est structurante pour l’individu qui, objectalisé par l’événement subi du suicide, peut ainsi redevenir sujet. Sa présence est plutôt de bon augure car ce sentiment témoigne du fait que l’endeuillé n’est pas devenu un objet manipulable à volonté. De ce fait, elle peut être un moyen de résister au risque de néantisation. L’endeuillé par suicide en s’appuyant sur la culpabilité peut redevenir sujet de ce qui arrive. Paradoxalement, elle sert de moteur à la reconstruction du sujet.
 La culpabilité consciente correspondant aux auto-reproches, erreurs affichées par l’endeuillé, est particulièrement renforcée dans le deuil après suicide en raison de l’impuissance où le sujet s’est finalement trouvé à pouvoir aider efficacement l’être aimé qui s’est finalement tué.
 Cette culpabilité paraît différer selon les conditions de la perte. La première est celle où le suicide fut précédé de signes pré-suicidaires voire de tentatives de suicide. Michel Hanus M. Hanus, B. M. Sourkes, Les enfants en deuil, Paris, Frison-Roche,...
 
souligne que ces antécédents permettent la mise en place préalable du processus de pré-deuil, position que notre pratique nous invite à nuancer au regard des attitudes de déni, de banalisation des actes suicidaires, même répétés, ayant barré l’accès à un pré-deuil du côté de l’entourage.
 L’autre situation est celle du raptus suicidaire. Le sentiment conscient de culpabilité est majoré dans la mesure où l’acte brutal vient signifier subitement à l’endeuillé que sa connaissance de l’être aimé n’était que partielle, qu’il y avait des dimensions inconscientes qui lui échappaient dans la relation à l’autre. Perte brutale de sa toute-puissance sur l’autre mais aussi de l’illusion de détenir un pouvoir sur sa vie et enfin de disposer d’un savoir absolu à son égard, ce qui ouvre à la problématique du sens.
 En effet, parmi les réactions particulièrement présentes dans un deuil après suicide, il faut citer la recherche effrénée, compulsive de sens, que l’on peut comprendre comme une tentative de maîtrise de l’endeuillé pour échapper à la désorganisation. Pourtant, la progression dans son deuil sera en partie déterminée par ses capacités à renoncer à tout savoir, à tout comprendre de cet acte si étrange, c’est-à-dire à occuper indéfiniment cette place d’interprète en quête de sens. L’évolution de son deuil sera étroitement liée à sa capacité de reconnaître et d’accepter la part d’insondable, de mystère, inhérente au suicide de l’autre. La recherche « pulsionnelle » du sens s’apaisera au moment où l’endeuillé attribuera, paradoxalement, à cette mort qui est en soi pur réel, hostile et étrangère, une valeur symbolique. Celle, à minima, que le suicide, à défaut de le comprendre, est toujours le signe tangible d’une souffrance insupportable.
 Le suicide de l’être cher contraint l’endeuillé à penser. Poussé à penser, il élabore une version explicative du suicide, un « roman personnel du suicide » qui s’apparente à ce que R. Gori et M. J. Del Volgo Del Vogo M. J. , Gori R. , Poinso Y. , « Roman de la...
 
(1994) ont nommé « roman de la maladie ». Cette théorie profane rencontre souvent des obstacles dans sa création lorsque l’endeuillé, happé par la pulsion épistémophilique, recense l’abondance des théories explicatives disponibles et désormais consultables sur internet. Ainsi, j’ai le souvenir d’un homme dont l’épouse s’était pendue quelques mois avant qu’il ne consulte et qui procéda à l’examen attentif de toutes les données relatives au phénomène suicidaire répertoriées sur le web. La finalité était claire : « trouver la cause » selon ses propres termes. Il traversa des moments de désarroi et de découragement devant la somme des approches proposées et surtout au regard des inéluctables dissonances inhérentes aux nombreux modèles de compréhension du suicide. Plus il se documentait, moins il savait. Son amélioration psychique est survenue quand il mit un terme à cette recherche compulsive et surtout créatrice de confusion.
 Il est probable que les personnalités au narcissisme très exigeant ressentiront les pires difficultés à interrompre cette quête compulsive de sens, refusant d’accéder à un savoir, lequel nécessite la reconnaissance d’un manque.
 Lorsqu’ils énoncent leur culpabilité, certains font référence à une image idéale d’eux-mêmes remise en cause par leur attitude : « je n’ai pas voulu voir et je n’ai pensé qu’à moi ».
 Ainsi, leur propos concernant leur culpabilité, à certains moments, se teintent de honte et se confondent avec elle. Ils représentent plutôt une attaque de l’estime de soi, une blessure narcissique de n’avoir pas tenu le coup, de n’avoir pas été à la hauteur de ses ambitions, d’avoir été passif, d’avoir laissé faire. Là encore, il ne s’agit pas d’évacuer hâtivement la honte, mais de lui donner toute sa valeur dans la restauration et l’affirmation de l’identité du sujet, et de favoriser ainsi une relance de l’estime de soi.
 Pourtant, les manifestations de la culpabilité consciente ne sont pas suffisantes pour que s’opère convenablement le travail de deuil. Elles font même souvent obstacle à l’émergence nécessaire de la culpabilité inconsciente.
 Les sentiments inconscients de culpabilité sont directement liés à l’ambivalence des liens qui unissaient le défunt et le survivant.
 Cette ambivalence des liens est difficile à reconnaître, à mobiliser (et ne sera rendue possible que par la présence d’un tiers) car elle attaque l’autre dans sa propre image. Le dévoilement de l’ambivalence empêche en réalité que ne s’installe l’idéalisation prolongée à l’autre disparu, l’amour cristallisé autour de son image idéalisée qui risqueraient d’aboutir à un passage à l’acte suicidaire ou à une mélancolisation. L’actualisation consciente de l’ambivalence est très progressive et réclame souvent du temps.
 L’exemple d’une jeune agricultrice endeuillée par le suicide de son mari le montre bien : après des mois de souffrance dépressive majeure où elle ne parle de son mari qu’en termes idéalisés, elle évoque les reproches faits à son mari relatifs aux circonstances de sa mort. Ces reproches ciblés feront répétition pendant plusieurs séances, jusqu’à ce qu’elle s’autorise à évoquer l’intense conflictualité de la relation avec son mari, décrite comme étant « un enfer depuis quelques mois », tout en ajoutant de manière laconique « je venais de demander le divorce ». Les rencontres suivantes révélèrent l’amorce d’un réinvestissement, jusque-là impossible, du monde extérieur (invitations, sorties).
 C’est dire que la traversée d’un deuil dépend étroitement de la possibilité pour l’individu d’intégrer les culpabilités et agressivités vis-à-vis de la personne absente, c’est-à-dire de réactualiser l’ambivalence. Nous rejoignons là la conception du travail de deuil de D.W. Winnicott.
 Freud, en son temps, avait déjà repéré que la mélancolie était évitée par le vécu conscient de la lutte dialectique entre l’idéalisation à l’objet perdu et la haine qui permet d’y mettre un terme.
 L’aspect fondamental de l’accompagnement porte, de ce fait, sur le destin des affects agressifs. L’agressivité est double, celle qui est infligée par l’acte même du suicide aux autres qui restent et celle que ces derniers éprouvent souvent secrètement vis-à-vis du défunt.
 L’extériorisation de l’agressivité à l’égard de l’objet perdu évite qu’elle ne se décharge sur le Moi du sujet endeuillé et ne produise sa dissolution, voire son extinction. Ainsi, examiné sous cet angle, le deuil après suicide augmente le risque de mortalité par suicide.
46 Cette agressivité trouvera peut-être sa résolution par le pardon. Pardonner, c’est admettre que l’autre nous a offensé, violenté par son geste, mais aussi reconnaître qu’on ne lui tient plus rigueur. Julia Kristeva a proposé en 1998 une réflexion sur la notion de pardon qui a retenu mon attention pour la compréhension psychodynamique du deuil par suicide. Elle rappelait que « le pardon n’est pas un effacement, il opère une coupure de la chaîne persécutrice des causes et des effets, une suspension du temps à partir de laquelle il est possible de commencer une autre histoire ». « Commencer une autre histoire » Kristeva J. , « Mémoire et santé mentale »,...
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, ouvrir la possibilité de renouvellement sont, me semble-t-il, les voies offertes par le pardon à celles et ceux qui, au cours de leur deuil, y accèdent. Par le pardon, la violence persécutrice du suicide se transforme en recommencement.
 Par ailleurs, le mot rémission habituellement employé dans l’évolution de certaines pathologies (les cancers en particulier), m’apparaît traduire la même idée que le pardon tout du moins dans son acception religieuse c’est-à-dire l’absolution, la remise de peine après la reconnaissance du « pêché ». En effet, c’est bien de remise de peine, de chagrin dont bénéficie et éprouve un certain nombre de sujets endeuillés après un suicide au fil de leur itinéraire psychique en vivant le pardon ou la rémission. Ainsi, tout se passe comme si la sanction incarnée par le suicide de l’autre arrivait à sa terminaison.

Les manifestations contre-transférentielles

 Elles ne manquent jamais. Généralement le transfert est massif et immédiat, parce que le sujet endeuillé est désorganisé voire morcelé par l’événement violent. Il a perdu transitoirement ses contenants psychiques et s’étaye provisoirement sur ceux de l’aidant. Ce dernier se doit d’éviter plusieurs écueils :
 – Le deuil par suicide fait parfois résonance avec les deuils personnels mal symbolisés, d’où la nécessité pour l’écoutant d’avoir cicatrisé les blessures narcissiques consécutives à des pertes personnelles.
 – La volonté de comprendre le suicide, d’en reconnaître les raisons intimes. Le danger tient alors à la tentation de s’identifier au suicidé en rendant secondaire la parole et la place du sujet en deuil.
 – Une attitude intellectuelle vis-à-vis de l’endeuillé ayant valeur de défense contre la douleur et la peur occasionnées par le suicide. Cette posture empêche un partage émotionnel et barre l’accès au transfert.
 – L’idéalisation inconsciente, voire consciente, du suicide de la part de certains adultes même soignants. Il me semble pernicieux pour ces endeuillés de rencontrer de tels adultes adoptant des positions idéologiques par risque de leur transférer ce type d’idéalisation. Aussi, l’éthique est fondamentalement convoquée lorsqu’on œuvre pour une prévention du suicide ou lorsque nous sommes engagés dans l’accompagnement d’endeuillés par suicide. Ne l’oublions pas car sans elle (l’éthique), une politique de la permissivité totale ou de son contraire autrement dit l’hygiénisme est à craindre.
 En tout cas, tous ces risques contre-transférentiels imposent que chaque accompagnant fasse sa « toilette contre-transférentielle » selon l’expression de Barrois pour se protéger de ses propres projections.

Les conditions de résolution du deuil par suicide

 – La possibilité de se désidentifier de la cause de la mort, tout en admettant l’ambivalence inévitable du lien au disparu. Le sujet parvient à se sevrer de la toute-puissance de ses pensées et désirs.
 – Le deuil par suicide implique un renoncement à posséder les coordonnées logiques de l’acte suicidaire. Le sujet se résigne à connaître la vérité de l’auteur de l’acte et se limite au scénario explicatif qu’il a lui-même élaboré.
 – Le deuil par suicide passe probablement par la voie du pardon. Le sujet se pardonne ses fautes imaginaires et/ou réelles et pardonne à l’être aimé son acte de désespoir.
 – L’issue sera fonction de l’offense narcissique consécutive à la perte ; elle-même dépendante de la vulnérabilité des assises narcissiques antérieures de l’endeuillé tout comme de la place de cet événement dans l’histoire du sujet.
 – Il faut aussi, tout particulièrement pour le deuil par suicide, que les générations psychiques soient suffisamment différenciées, que les imagos familiales ne soient pas brouillées, pour rendre possible le nouage de la chaîne généalogique et empêcher les répétitions transgénérationnelles de certains actes suicidaires.
 – Le deuil par suicide doit être fortement ritualisé, symbolisé et vécu en commun. Il a besoin d’une cicatrice généalogique. Dans les morts par suicide, l’héritage psychique qui vise symboliquement à assurer une continuité entre les générations est en péril. Le traumatisme, la honte, l’incertitude relative aux véritables motifs de l’agir suicidaire constituent autant de facteurs qui augmentent considérablement après coup la formation de secrets de famille ayant pour effet de rendre périlleux le travail pourtant impérieux de la transmission. La question de savoir ce dont l’endeuillé hérite à travers les âges, ce qu’il partage avec ses descendants et ce qu’il leur transmet se pose avec acuité au cours du deuil après suicide.

Conclusion

 Traumatisme, sentiments de culpabilité, honte, non sens, offense narcissique : ces éprouvés s’activent inéluctablement lorsqu’un sujet est exposé à la mort d’un objet élu à la suite d’un suicide. L’élaboration de cette perte si particulière implique un étayage externe qui ne peut être suffisamment mené par les proches, eux-mêmes affectés par la tourmente du deuil. Entre l’aide familiale et la réponse psychiatrique, il manque encore dans notre pays un espace intermédiaire. Les associations d’aide et d’écoute sont les représentantes de ces espaces interlopes mais elles demeurent mal réparties géographiquement en France et encore méconnues du plus grand nombre. Or, il est important que l’offre d’aide soit identifiable socialement pour qu’une demande émerge.
 Globalement, les soignants sont peu à l’aise avec la question de la prévention dans la mesure où, lorsqu’ils ont une formation psychanalytique, cela va à l’encontre de la sacro sainte question de la demande dont on peut toujours attendre qu’elle se manifeste. Avec les endeuillés, en particulier suite à un suicide, il est nécessaire, me semble-t-il, d’être actif, d’aller vers eux, de leur proposer socialement une aide.
 Pour l’aidant, trouver la bonne distance est toujours délicat, d’où l’utilité de travailler en équipe pour repérer ses propres limites et éviter l’épuisement. En effet, les aidants auront à traiter l’importance des fantasmes corrélés au trauma du suicide, ainsi qu’à garantir une certaine réalité. Le danger qui les guette est de projeter un univers de malheur sur l’avenir de la personne qui a vécu un événement traumatique comme peut l’être le suicide. L’essentiel réside, de mon point de vue, au niveau de la prise en considération de la singularité de l’histoire qu’on nous laisse entendre, afin d’éviter une modélisation de l’accompagnement. Depuis peu, dans le cadre des programmes de prévention du phénomène suicidaire, un intérêt particulier est porté aux endeuillés du suicide, espérons que cette mobilisation toute récente ne retombera pas comme un soufflet.

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