mardi 4 janvier 2011

Le rêve de l’Enchanteur



Le rêve de l’Enchanteur
Onirocritique

Les charbons du ciel étaient si proches que je craignais leur ardeur. Ils étaient sur le point de me brûler. Mais j’avais la conscience des éternités différentes de l’homme et de la femme. Deux animaux dissemblables s’accouplaient et les rosiers provignaient des treilles qu’alourdissaient des grappes de lune. De la gorge du singe, il sortit des flammes qui fleurdelisèrent le monde. Dans les myrtaies, une hermine blanchissait. Nous lui demandâmes la raison du faux hiver. J’avalai des troupeaux basanés. Orkenise (1) parut à l’horizon. Nous nous dirigeâmes vers cette ville en regrettant les vallons où les pommiers chantaient, sifflaient et rugissaient. Mais le chant des champs labourés était merveilleux :
Par les portes d’Orkenise
Veut entrer un charretier,
Par les portes d’Orkenise
Veut sortir un va-nu-pieds.
Et les gardes de la ville
Courant sus au va-nu-pieds :
«Qu’emportes-tu de la ville ?»
«J’y laisse mon cœur entier.»

Et les gardes de la ville
Courant sus au charretier :
«Qu’apportes-tu dans la ville ?»
«Mon cœur pour me marier.»

Que de cœurs dans Orkenise !
Les gardes riaient, riaient.
Va-nu-pieds la route est grise,
L’amour grise ô charretier.

Les beaux gardes de la ville,
Tricotaient superbement;
Puis, les portes de la ville
Se fermèrent lentement.
Mais j’avais la conscience des éternités différentes de l’homme et de la femme. Le ciel allaitait ses pards (2). J’aperçus alors sur ma main des taches cramoisies. Vers le matin, des pirates emmenèrent neuf vaisseaux ancrés dans le port. Les monarques s’égayaient. Et, les femmes ne voulaient pleurer aucun mort. Elles préfèrent les vieux rois, plus forts en amour que les vieux chiens. Un sacrificateur désira être immolé au lieu de la victime. On lui ouvrit le ventre. J’y vis quatre I, quatre O, quatre D (3). On nous servit de la viande fraîche et je grandis subitement après en avoir mangé. Des singes pareils à leurs arbres violaient d’anciens tombeaux. J’appelai une de ces bêtes sur qui poussaient des feuilles de laurier. Elle m’apporta une tête faite d’une seule perle. Je la pris dans mes bras et l’interrogeai après l’avoir menacée de la rejeter dans la mer si elle ne me répondait pas. Cette perle était ignorante et la mer l’engloutit.
Mais j’avais la conscience des éternités différentes de l’homme et de la femme. Deux animaux dissemblables s’aimaient. Cependant les rois seuls ne mouraient point de ce rire et vingt tailleurs aveugles vinrent dans le but de tailler et de coudre un voile destiné à couvrir la sardoine (4). Je les dirigeai moi-même, à reculons. Vers le soir, les arbres s’envolèrent, les singes devinrent immobiles et je me vis au centuple. La troupe que j’étais s’assit au bord de la mer. De grands vaisseaux d’or passaient à l’horizon. Et quand la nuit fut complète, cent flammes vinrent à ma rencontre. Je procréai cent enfants mâles dont les nourrices furent la lune et la colline. Ils aimèrent les rois désossés que l’on agitait sur les balcons. Arrivé au bord d’un fleuve, je le (5) pris à deux mains et le brandis. Cette épée me désaltéra. Et la source languissante m’avertit que si j’arrêtais le soleil je le verrais carré, en réalité. Centuplé, je nageai vers un archipel. Cent matelots m’accueillirent et m’ayant mené dans un palais, ils m’y tuèrent quatre-vingt-dix-neuf fois. J’éclatai de rire à ce moment et dansai tandis qu’ils pleuraient. Je dansai à quatre pattes. Les matelots n’osaient plus bouger, car j’avais l’aspect effrayant du lion...
À quatre pattes, à quatre pattes.
Mes bras, mes jambes se ressemblaient et mes yeux multipliés me couronnaient attentivement. Je me relevai ensuite pour danser comme les mains et les feuilles.
J’étais ganté. Les insulaires m’emmenèrent dans leurs vergers pour que je cueillisse des fruits semblables à des femmes. Et l’île, à la dérive, alla combler un golfe où du sable aussitôt poussèrent des arbres rouges. Une bête molle couverte de plumes blanches chantait ineffablement et tout un peuple l’admirait sans se lasser. Je retrouvai sur le sol la tête faite d’une seule perle et qui pleurait. Je brandis le fleuve et la foule se dispersa. Des vieillards mangeaient l’ache (6) et immortels ne souffraient pas plus que les morts. Je me sentis libre, libre comme une fleur en sa saison. Le soleil n’est pas plus libre qu’un fruit mûr. Un troupeau d’arbres broutait les étoiles invisibles et l’aurore donnait la main à la tempête. Dans les myrtaies, on subissait l’influence de l’ombre. Tout un peuple entassé dans un pressoir saignait en chantant. Des hommes naquirent de la liqueur qui coulait du pressoir. Ils brandissaient d’autres fleuves qui s’entrechoquaient avec un bruit argentin. Les ombres sortirent des myrtaies et s’en allèrent dans les jardinets qu’arrosait un surgeon d’yeux d’hommes et de bêtes. Le plus beau des hommes me prit à la gorge, mais je parvins à le terrasser. À genoux, il me montra les dents. Je les touchai; il en sortit des sons qui se changèrent en serpents de la couleur des châtaignes et leur langue s’appelait Sainte-Fabeau. Ils déterrèrent une racine transparente et en mangèrent. Elle était de la grosseur d’une rave. Et mon fleuve au repos les surbaigna sans les noyer. Le ciel était plein de fèces et d’oignons. Je maudissais les astres indignes dont la clarté coulait sur la terre. Nulle créature vivante n’apparaissait plus. Mais des chants s’élevaient de toutes parts. Je visitai des villes vides et des chaumières abandonnées. Je ramassai les couronnes de tous les rois et en fis le ministre immobile du monde loquace. Des vaisseaux d’or, sans matelots, passaient à l’horizon. Des ombres gigantesques se profilaient sur les voiles lointaines. Plusieurs siècles me séparaient de ces ombres. Je me désespérai. Mais, j’avais la conscience des éternités différentes de l’homme et de la femme. Des ombres dissemblables assombrissaient de leur amour l’écarlate des voilures, tandis que mes yeux se multipliaient dans les fleuves, dans les villes et dans la neige des montagnes.

Guillaume Apollinaire
Onirocritique
France   1908 Genre de texte
prose poétique
Contexte
«Onirocritique» est aujourd’hui le dernier chapitre de L’Enchanteur pourrissant. Peter Froehlicher pense qu’on peut aisément considérer le texte comme autonome, quitte à tenter d’interpréter ensuite sa situation dans l’Enchanteur.
Premier livre de Guillaume Apollinaire, L’Enchanteur pourissant est une récriture de Merlin. L’ouvrage est conçu comme un dialogue entre Merlin et la fée Viviane. Pour finir, Merlin meurt des mains de la Dame du lac et repose dans son cercueil. Des animaux, des personnages mythiques défilent devant lui pour lui dire quelques mots. Une fois ce cortège passé, la Dame du lac partie, l’enchanteur, pourrissant, à nouveau seul, fait le rêve intitulé «Onirocritique».Notes
(1) Orkenise : forteresse du roi Arthur.
(2) Pard : sorte de félin carnassier.
(3) Ces trois lettres forment le «Iod», semi-voyelle qui symbolise le nom de Yahvé.
(4) Sardoine : pierre semi-précieuse.
(5) Il s’agit du «fleuve-épée».
(6) L’ache symbolisait la mort.
Texte témoin
«Onirocritique», Œuvres en prose, éd. M. Décaudin, Paris, Gallimard (coll. «Bibliothèque de la pléiade»), 1977, p. 73-77.

Le rêve de l’hérésiarque



Le rêve de l’hérésiarque
Apparitions

Voici comment Benedetto Orfei me raconta ce qu’il nommait sa conversion illuminatrice :
[...]
«Le refrain divin chanta dans mon âme jusqu’à l’heure où je m’endormis. Mon sommeil fut profond, et le matin, à l’heure des songes véridiques, je vis le ciel ouvert. Parmi les chœurs des hiérarchies d’Assistance, d’Empire et d’Exécution, et plus hauts que le chœur des Séraphins, qui est le plus élevé, trois crucifiés s’offrirent à mon adoration. Ébloui de la lumière qui entourait les crucifiés, je baissai les yeux et vis la troupe sainte des Vierges, des Veuves, des Confesseurs, des Docteurs, des Martyrs adorant les crucifiés. Mon Patron, saint Benoît, vint à ma rencontre, suivi d’un ange, d’un lion, d’un bœuf, tandis qu’un aigle volait au-dessus de lui. Il me dit : «Ami, souviens-toi !». En même temps, il dressa sa main droite vers les crucifiés. Je remarquai que le pouce, l’index et le majeur de cette main étaient étendus, tandis que les deux autres doigts étaient repliés. Au même instant les Chérubins agitèrent leurs encensoirs, et un parfum, plus suave que celui du plus pur des encens minéens, se répandit dans l’air. Je vis alors que l’ange escortant mon saint Patron portait un ciboire d’or, d’un travail admirable. Saint Benoît ouvrit le ciboire, y prit une hostie, qu’il divisa en trois parties, et je communiai triplement d’une seule hostie, dont le goût devait être plus exquis que celui de la manne que savourèrent les Hébreux dans le désert. Une musique ravissante de luths, de harpes et autres instruments célestes, tenus par des Archanges, se fit entendre et le chœur des Saints chanta :
Ils étaient trois hommes
Sur le Golgotha,
De même qu’au ciel
Ils sont en Trinité.
«Je m’éveillai. Je compris que ce rêve était un événement grave dans ma vie et pour les hommes. L’heure à laquelle il s’était produit ne me laissait guère de doute sur la véracité d’un tel songe. Néanmoins, comme il renversait les croyances sur lesquelles repose le christianisme, j’hésitai à en faire part au pape. La nuit suivante, je vis en songe matinal, au milieu de deux femmes, la Très Sainte Vierge, leur disant : «Vous aussi êtes mères de Dieu, mais les hommes ne connaissent pas votre maternité !». Et je m’éveillai, tout en nage. Je n’avais plus aucune hésitation. Je récitai tout haut la doxologie. Je fus dire la messe à Sainte-Marie-Majeure, puis j’allai au Vatican demander une audience au Saint-Père qui me l’accorda. Je lui fis le récit de ce qui s’était passé. Le pape m’écouta en silence et médita un instant après m’avoir entendu. Sa méditation finie, il me dit sévèrement de cesser toute étude théologique, de ne plus songer à des choses ridicules et impossibles qu’un démon avait seul suscitées en moi.

Guillaume Apollinaire
L’hérésiarque
France   1902 Genre de texte
nouvelle
Contexte
Le rêve se situe quelques pages seulement après le début de la nouvelle.
Le narrateur rencontre Benedetto Orfei, dit l’hérésiarque, qui lui raconte comment est survenue sa «conversion illuminatrice». Un jour qu’il s’était occupé fort longtemps de l’hypostase (le mystère des personnes de la Divinité), un refrain s’est imposé à lui durant sa prière, au moment de se mettre au lit («le refrain divin»). Un rêve est alors à l’origine de son «hérésie». Ce rêve est suivi d’une vision dans son sommeil, au cours de la nuit suivante.Texte témoin
L’hérésiarque et cie, Paris, Stock, 1910, p. 60-62.
Bibliographie
«L’hérésiarque et cie», Œuvres en prose, éd. M. Décaudin, Paris, Gallimard (coll. «Bibliothèque de la pléiade»), 1977, p. 112-114.

Un cauchemar d’adolescent



Un cauchemar d’adolescent
Un long serpent sans tête

Une année que ma sœur avait contracté la varicelle (cette enfant était toujours malade) ma mère, pour éviter la contagion (une fois de plus) demanda aux Pascal de m'héberger chez eux. Je connus alors leur nid douillet de couple sans enfant et leurs manies, la splendeur de Suzy, voluptueuse, toujours les seins à l'air, et sa chaleureuse autorité, et le petit train-train de M. Pascal, qui la suivait en tout comme le petit chien qu'il tenait en laisse dans le grand jardin du parc. Dans mon lit je faisais toujours le même cauchemar : du haut du placard une longue bête sortait, lentement, un long serpent sans tête (châtré ?), une sorte de ver de terre gigantesque qui descendait vers moi. Je me réveillais en criant. Suzy accourait et me pressait longuement contre sa généreuse poitrine. Je m'apaisais.
[...]
Une version préliminaire de ce même rêve
Je me souviens qu'une fois, quand ma sœur fut atteinte de scarlatine et qu'il fallut nous séparer, je fus hébergé chez ces amis, et y demeurai une bonne semaine. Le matin, tôt, comme je me levai et allai dans la cuisine où je soupçonnai que Suzy se trouvait (on a de ces intuitions à cet âge), j'entrouvris la porte et la vis nue, en train de préparer le café. Elle dit: oh, Louis... et je refermai la porte, me demandant pourquoi tant de manières. Elle avait une façon de m'embrasser, me serrant contre ses seins qu'elle ne me disputait pas, qui me faisait penser que la voir nue était moins grave que d'être ainsi serré contre elle. C'est dans cette maison que je fis, je m'en souviens encore, un rêve étrange. Je rêvai que, du haut du placard du fond de la pièce, qui s'ouvrait lentement, sortait une énorme bête informe, une sorte de ver gigantesque qui n'avait pas de fin, et qui me terrifiait.
Je compris beaucoup plus tard le sens que pouvait avoir ce rêve informe, auprès de cette femme qui manifestement avait envie de coucher avec moi, mais s'y refusait par convention, alors que je le désirais et en avais peur. Le mari, pendant ce temps, ne se doutait de rien, il fumait dans une longue pipe de tabac doux, et avait un petit chien qu'il promenait le samedi après-midi dans le parc de Galland, où on prit un jour une photo de moi : j'étais un enfant mince, dominé par une haute et lourde tête disproportionnée à mes épaules frêles, et poussé comme une asperge pâle dans une cave.

Louis Althusser
L’avenir dure longtemps
France   1992 Genre de texte
Autobiographie
Contexte
Louis a 13 ou 14 ans au moment de ces faits. Suzanne est la femme d’un collègue de son père, à laquelle ce dernier faisait la cour. Elle était décrite comme «débordante d’attributs et d’activité».
Notes
Althusser, né en 1918, a été toute sa vie en proie à de nombreuses et profondes crises d’angoisse qui exigeaient régulièrement un internement en hôpital.
Le premier extrait provient de la confession rédigée par Althusser en 1985, dans laquelle il tente d’éclairer sa vie et les événements qui l’ont conduit, lors d’une crise de démence, à étrangler sa femme, en 1980.
Le second extrait provient d’un début d’autobiographie, intitulé «Les faits », rédigé en 1976, quatre ans le drame.
Texte témoin
L’avenir dure longtemps, Stock, 1992 (p. 54 et 289).

Rêve de la reine des Amazones



Rêve de la reine des Amazones
L’aigle et les paons

Cette même nuit — c’est la vérité pure —, la reine des Amazones eut une vision.
La reine fit un rêve merveilleux : dans la salle de pierre du palais, il y avait une paonne suivie de ses petits paons. D’une friche du côté de Babylone, elle voyait un aigle fougueux arriver en volant, cherchant à lui enlever ses petits. Elle s’enfuyait avec eux dans la cuisine, mais tombait à la renverse au moment d’y pénétrer. Le lendemain matin, la reine fait mander une devineresse, l’emmène dans un jardin, sous une aubépine. Elles s’assoient et se penchent l’une vers l’autre. La reine dit à la jeune fille : «À minuit, dans mon lit, j’ai fait un songe très étrange. Je ne sais pas ce qu’il présage.»
Elle lui raconte son songe, que l’autre écoute attentivement. Quant elle l’a entendu, elle pousse un soupir et répond en versant des larmes, qu’elle ne peut retenir : «Dame, il faut interpréter correctement tous les songes. Vous serez la paonne, cela ne pourra pas être autrement. L’aigle, c’est un roi — je ne veux pas vous mentir —, qui voudra vous arracher votre royaume. Si vous le combattez, vous ne pourrez pas résister; que vous le vouliez ou non, il vous faudra fuir. Il vous faut chercher le moyen de vous tirer d’affaire. Je vous conseille de placer votre royaume sous son autorité et de lui verser tous les ans un tribut selon son bon plaisir. Il vaut mieux agir ainsi que de mourir au combat, car il est trop tard pour se repentir une fois la chose faite.»

Alexandre de Paris
Roman d’Alexandre
France   1180 Genre de texte
Roman courtois
Contexte
La reine des Amazones fait un rêve troublant dont elle se fait expliquer la signification par une devineresse. Cette dernière lui annonce qu’Alexandre le Grand veut assujettir le royaume des Amazones. Selon le conseil de la devineresse, la reine promet d’offrir un tribut annuel à Alexandre afin qu’il épargne le royaume des Amazones qu’il comptait piller.
Texte témoin
E.C. Armstrong et al., The Medieval French «Roman d’Alexandre», vol. 2: Version of Alexandre de Paris, texts edited by E.C. Armstrong, D.L. Buffum, Bateman Edwards, L.F.H. Lowe, Princeton, 1937, Elliott Monographs 37, reed. New Yord Kraus Reprints, 1965, branche III, laisses 429 (fin)-431, vers 7305-7334. Traduction: Y. Lepage.
Bibliographie
Alexandre de Paris, Le Roman d’Alexandre, traduction, présentation et notes de Laurence Harf-Lancner (avec le texte édité par E.C. Armstrong et al.), Paris, Le Livre de Poche, «Lettres gothiques», no 4542, 1994. (p. 708-711).
Article de L.-F. Flutre et C. Ruby, in Georges Grente (dir.), ‹i›Dictionnaire des Lettres françaises. Le Moyen âge. ‹/i› Édition entièrement revue et mise à jour sous la direction de Geneviève Hasenohr et Michel Zink, Paris : Fayard, 1992, p. 1306-1307.
Texte original
[…] 429. Icele nuit meïsmes, n’en dirai se voir non,
La dame d’Amazoine vint une avision.
430. Un songe mervellous a songié la roïne
Qu’il avoit une peue en la sale perrine
Et avoit paonciaus que aprés soi traïne.
Par devers Babilone en mi une gastine
Vint une aigle volant par molt grant aatine
Qui li voloit tolir ses paons par rapine,
Mais o ses paonciaus s’en fuit en la cuisine ;
Qant ele i dut entrer, si chaï jus sovine.
L’endemain par matin manda une devine,
En un gardin l’en maine desous une aubespine,
Iluec se sont assises, l’une a l’autre s’acline.
La roïne parole et dist a la meschine :
«A mie nuit songai dedesous ma cortine
Un songe molt estrange, ne sai que il destine.»

431. Le songe li conta, cele le vaut oïr ;
Et qant ele ot oï, si jeta un souspir,
En plorant li respont, ne se pot astenir :
«Dame, trestous les songes doit on a bien vertir.
Vos esterés la peue, n’i pöés pas faillir ;
Uns rois ce iert li aigles, ne vos en quier mentir,
Par force vous vaura cest roiaume tolir ;
Se vos i combatés, nel porrés pas soufrir,
Ou vous veulliés ou non, vos convenra fuïr.
Conseil vos estuet querre comment porrés garir ;
Je vos lo cest roiaume de lui a retenir
Et par an treü rendre trestout a son plaisir ;
Mieus vos vaut ice faire qu’en bataille morir,
Puis que la chose est faite tart est au repentir.»

Rêve d’Alexandre le Grand



Rêve d’Alexandre le Grand
L’œuf du serpent

À l’âge de cinq ans, comme le raconte l’écrit, Alexandre dormait dans un lit richement peint. La couverture était faite d’une précieuse soierie brodée d’or, fourrée de martres. Cette nuit-là, il eut un songe, une vision obscure dans laquelle il allait manger un oeuf dont personne ne voulait. De ses mains, il le faisait rouler sur le sol dur et il se brisait sur les pavés. Il en sortait un serpent, d’une nature telle que personne n’en avait vu de plus redoutable. Il faisait trois fois le tour complet de son lit, puis retournait tout droit vers l’œuf, sa sépulture, et tombait mort en y rentrant, par un grand prodige.
Quand le chambellan vit qu’Alexandre s’était éveillé, effrayé de son songe, et qu’il ne pouvait plus dormir, il lui donna ses vêtements et l’habilla somptueusement. Lorsqu’il fut vêtu, il alla prendre conseil auprès de Philippe. À cette nouvelle, le roi fut tout étonné. Il envoya ses messagers partout, jusqu’à la mer Rouge, mander tous les sages qu’il connaissait, afin de lui expliquer le songe.
Philippe a fait mander les sages des pays lointains; il a fait quérir les devins dans tout le royaume. Il les fait venir tous, devins et clercs savants. Le premier arrivé est Aristote d’Athènes. Lorsqu’ils furent tous rassemblés, il y en eut une salle pleine. (Philippe) leur raconte le songe et chacun d’eux s’efforce de l’expliquer au mieux de ses connaissances.
Un Grec parla le premier, qui prétendait être le maître de toutes les sciences et de l’art de la magie, ainsi que des sorciers et des devins. Il se nommait Astarus, car il connaissait le cours de toutes les étoiles du ciel et possédait la sagesse des conteurs anciens. «Écoutez-moi maintenant, dit-il aux grands et aux petits. Je puis expliquer votre songe en docteur savant que je suis L’œuf est une chose fragile, de faible résistance. Le serpent qui en sort, si farouche et sauvage, c’est un homme orgueilleux qui suscitera beaucoup de batailles et voudra triompher des rois et des empereurs et soumettre princes et comptes, conquérir par la force les châteaux et les donjons, s’emparer des terres et des domaines. Mais il n’y arrivera pas et ses efforts seront inutiles. Il fera demi-tour et perdra courage.» Quand Philippe l’entendit, de colère il changea de couleur, persuadé qu’Alexandre n’est pas digne d’être son héritier.
Salios de Minier prit ensuite la parole. C’était un sage homme dans sa religion, savant en son domaine. «Écoutez, seigneurs, dit-il, ce que je veux vous apprendre : une chose qui en songe se brise facilement ne saurait à mon avis être vraiment utile à qui que ce soit L’œuf est une faible chose qui se brise facilement. Le serpent qui en sort et qui semble si félon et féroce, c’est un fou qui voudra faire la guerre, conquérir les pays, y régner par la force et placer sous son autorité toutes les terres sauvages. Mais il ne pourra accomplir aucun de ses désirs, car ceux qui devaient l’aider se désisteront et il devra rentrer misérablement dans son pays, tout comme le serpent qui fit demi-tour.» Cette explication troubla grandement Philippe.
Aristote d’Athènes parla à son tour. Il se lève et pèse soigneusement ses mots. «Écoutez, seigneurs, dit-il, je puis vous affirmer hors de tout doute que cet œuf dont ce dernier vient de parler n’est point une faible chose : il représente le monde, avec la mer et le sable, et le jaune au milieu, c’est la terre peuplée d’êtres humains. Du serpent qui en sort, je vous dis en toute certitude qu’il représente Alexandre, qui souffrira maintes peines et sera, je vous le certifie, le maître du monde, que ses hommes après lui continueront à gouverner. Puis il s’en reviendra, mort, en terre de Macédoine, tout comme le serpent qui rentra dans son antre.» Quant Philippe l’entend, il en éprouve beaucoup de joie.

Alexandre de Paris
Roman d’Alexandre
France   1180 Genre de texte
Roman courtois
Contexte
Alexandre le Grand fait un rêve prémonitoire à l’âge de cinq ans. Son père, le roi Philippe de Macédoine, fait venir des sages, dont le philosophe Aristote, afin de découvrir ce qu’augure le rêve d’Alexandre. Aristote explique qu’Alexandre conquerra de nombreux et vastes royaumes de son vivant et que son corps sera ramené en Macédoine à sa mort.
Notes
Ce roman qui compte environ 16 000 alexandrins raconte l’histoire du héros macédonien. Grand roman d’aventures à décor oriental : pays étranges, lieux enchantés, palais resplendissants de soie, d’ivoire, d’or et de pierres précieuses, flore et faune monstrueuses de l'Inde, amazones, sirènes, filles-fleurs qui au printemps naissent de la terre, arbres prophétiques, fontaine de jouvence, etc. Alexandre, représenté comme l’incarnation de toutes les vertus chevaleresques, paraîtra le type accompli du preux.
Texte témoin
E.C. Armstrong et al., The Medieval French «Roman d’Alexandre», vol. 2: Version of Alexandre de Paris, texts edited by E.C. Armstrong, D.L. Buffum, Bateman Edwards, L.F.H. Lowe, Princeton, 1937, Elliott Monographs 37, reed. New Yord Kraus Reprints, 1965, branche I, laisses 9-14, vers 250-322. Traduction : Y. Lepage.
Bibliographie
Alexandre de Paris, Le Roman d’Alexandre, traduction, présentation et notes de Laurence Harf-Lancner (avec le texte édité par E.C. Armstrong et al.), Paris, Le Livre de Poche, «Lettres gothiques», no 4542, 1994. (p. 86-93).
Article de L.-F. Flutre et C. Ruby, in Georges Grente (dir.), Dictionnaire des Lettres françaises. Le Moyen âge. Édition entièrement revue et mise à jour sous la direction de Geneviève Hasenohr et Michel Zink, Paris : Fayard, 1992, p. 1306-1307.
Texte original
9. En l’aé de cinc ans, ce conte l’escripture,
Se dormoit Alixandres en un lit a painture ;
D’un chier paile a orfroiz estoit la couverture,
De martrines dedens estoit la forreüre.
La nuit sonja un songe, une avison oscure,
Qu’il manjoit un oef dont autres n’avoit cure,
A ses mains le roloit par mi la terre dure,
Si que li oés brisoit par mi la paveüre ;
Uns serpens en issoit d’orguilleuse nature,
Onques hom ne vit autre de la seue figure ;
Son lit avironnoit trois fois tot a droiture,
Puis reperoit arriere droit a sa sepouture,
A l’entrer cheoit mors, ce fu grant aventure.
10. Quant li chambellens vit qu’Alixandres s’esveille,
Effreez de son songe, qu’il ne dort ne someille,
Ses garnements li donne, gentement l’apareille,
Et quant il fu vestuz, a Phelippe conseille.
Quant li rois l’entendi, durement se merveille ;
La ou il sot sage homme jusqu’a la mer Vermeille
Pour espondre le songe ses messages traveille.

11. Phelippes a mandé la sage gent lointiegne,
Les bons devineours fet querre par le regne,
Devins et sages clers communalement amene ;
Premiers i est venus Aristotes d’Ateine.
Quant furent assamblé, une chambre i ot plene.
Tout le songe leur conte et chascuns d’els se peine
De respondre par sens bonne reison certaine.

12. Uns Grieus parla premiers qui cuidoit estre flors
De maintes sapïences et de sortisseors
Et de l’art d’ingremance et de devineours;
Pour ce ot non Astarus que il sot touz les cors
Des estoiles du ciel et du sens des auctours.
«Ore entendez, fet il aus granz et aus menors,
De vostre songe espondre serai maistre doctors.
Li oés est vaine chose, petite est sa vigours ;
Li serpens qu’en issoit, fiers et de fieres mours,
C’est uns hom orgueilleus qui movra mains estors
Et voudra seurmonter rois et empereours Et metre desouz lui et princes et contours
Et conquerre par force les chastiaus et les tours
Et prendre et retenir et terres et honours,
Mes nel porra pas fere, petite ert sa labors,
Lors tornera arriere si charra sa valors.»
Quant Phelippes l’entent, d’ire mua colors,
Et cuide d’Alixandre que soit mauvés oirs sours.

13. Aprés celui parla Salios de Minier,
Sages hom de la loy, assez sot du mestier.
«Oëz, seignor, fet il, dont vous voeil acointier :
De chose qui en songe peçoie de legier
Ne m’est vis que nuz hom puisse bien esploitier.
Li oeus est veine chose si brise de legier ;
Li serpens qu’en issoit, qu’il vit felon et fier,
C’est uns hom de fol cuer, qui vodra guerroier
Et le païs conquerre et par force regnier
Et les sauvages terres desouz lui abessier ;
Mes ja de riens qu’il voeille ne porra esploitier,
Car tuit cil li faudront qui li devront aidier,
Et mout mauvesement l’estevra reperier,
Si com fist li serpens qui retorna arrier. »
Cil respons fist Phelippe durement esmaier.

14. Aprés ces deux parla Aristote d’Ateine,
En piez s’en est levez, de bien dire se peine.
«Oëz, signeur, fet il, une reison certaine.
Li oés dont cil parole n’est mie chose veine,
Le monde senefie et la mer et l’areine,
Et li moieus dedens est terre de gent plaine ;
Du serpent qu’en issoit vous di chose certaine,
Que ce est Alixandres qui sofferra grant poine
Et ert sires du mont, ma parole en ert seine,
Et si homme aprés lui le tendront en demeine,
Puis retournera mors en terre macidoine,
Si com fist li serpens qui vint a sa cavaine.»
Quant Phelippes l’entent, mout grant joie en demaine.

Un rêve et son interprétation



Un rêve et son interprétation
Une religieuse

Trois-Épis, 20 mars. – J’ai rêvé de Sylvia. J’étais assis au bord de son lit. Elle était – comme elle l’est en réalité aujourd’hui – religieuse au couvent de C. Mais j’aperçois près d’elle, sans être jaloux le moins du monde, un homme qui l’embrasse sur la bouche, puis je constate que c’est un jeune homme, le fils Schaetzel. Les Schaetzel sont des amis, mais ils n’ont pas de fils, seulement quatre filles. Le jeune homme me dit que sa sœur, Mireille, danseuse (elle l’est en réalité), fait maintenant du cinéma.
Explication, Mme Schaetzel, la mère, est très jolie, ses quatre filles également, et ensemble elles forment un autre couvent (plus agréable que celui où est ma fille). Détail amusant : Schaetzel, en français veut dire : petit trésor.

Maxime Alexandre
Journal, 1951-1975
France   1976 Genre de texte
journal
Contexte
Le rêve se situe dans l’entrée du 20 mars 1965. Le livre couvre la période de 1951 à 1975.
Texte témoin
Paris : J. Corti, 1976, p. 141-142.

Rêve d'Hitler




Hitler et le chien

Je ne fais pas de rêves, il se peut que je ne m’en souvienne pas. Je n’en ai retenu qu’un seul, il m’a vivement intriguée, non seulement parce qu’il n’a rien à voir avec mon état actuel, mais surtout parce que je ne me suis jamais intéressée ni à Hitler ni aux chiens. J’ai donc vu Hitler dans mon rêve et quelqu’un d’autre, ils étaient couchés dans l’herbe et discutaient. Je ne sais pas qui était l’autre, un officier peut-être, pourtant il ne portait pas d’uniforme. J’ai vu quelqu’un qui était simplement là. Le chien de ce dernier avait assisté par hasard à une réunion secrète de l’état-major du Führer. Je n’ai pas vu le chien dans mon rêve. Hitler considérait donc que l’animal devait être exécuté, et l’autre, en pleurant doucement, lui disait : «Mais moi je n’ai personne au monde excepté vous et ce chien.»
J’imagine que je me trouve dans le salon d’une grande maison de campagne, il y a des gens que je connais plus ou moins. Par les fenêtres on voit la mer. Ils sont en train de parler d’un sujet qui me touche. J’essaie de dire quelque chose, cependant aucun son ne sort de ma bouche. Je gesticule pour attirer leur attention, mais je ne réussis à capter le regard de personne. Je réalise que personne ne sait que je suis là. Quelqu’un parle de moi au passé. Je n’existe peut-être que dans la mémoire de l’un des invités. Alors je me lève et sur la pointe des pieds je quitte la pièce, tel un souvenir qui veut se faire oublier.

Vassilis Alexakis
Talgo
Grèce   2003 Genre de texte
Roman
Contexte
La narratrice est une jeune Athénienne, Éléni, qui évoque la fin de sa liaison avec Grigoris, un Grec installé à Paris. Le rêve n'a pas de lien explicite avec la suite de l'histoire, en dehors de sa valeur symbolique.
Texte témoin
Vassilis Alexakis, Talgo, Stock, 2003, p. 27-28. (Traduit du grec par l’auteur).

Rêve du narrateur



Rêve du narrateur
L'exorcisme de Libertine

Alex me recevait chez lui. Au bord d’un littoral surgi du terreau de nos songes. Un turban rouge autour de la tête.
«Je te l’avais dit qu’elle a commencé avec un Mami, murmurait-il dans sa barbe. Suis-moi !»
Debout sur la grève, Libertine, au milieu d’un tas d’algues séchées et des débris d’étoiles de mer.
«Tu vois, jubilait Alex. Je vais l’exorciser. Elle est la proie de Chat’yan, la crème des diables d’amour. Un esprit jaloux et matois, originaire des confins de l’Inde. Tous les dix ans, l’enfoiré prend une apparence humaine et part à la recherche d’un utérus où déposer sa semence. On va l’exorciser».
— Baisse-toi !
Libertine s’accroupit
— Relève-toi et avance !
Elle se remit debout, et s’enfonça dans les vagues. Les instruments d’exorcisme du prêtre Alex ? Juste un flacon de parfum, ainsi qu’une éponge végétale. Et des paroles simples, à la limite banales, d’où tu viens tu dois repartir répétées plusieurs fois, pendant qu’il lui frotte le ventre et le pubis.
— Baisse-toi et pisse dans l’eau !
La divinité s’invita. On pouvait l’entendre souffler de rage. Le vent rugissait autour de nous. Libertine se recroquevilla pour éviter d’être emportée dans les airs et, soudain, le souffle du diable d’amour la renversa sur le dos.
Le prêtre l’encourageait ne crie pas, laisse-toi faire, et sans prévenir, lui enfonça l’éponge d’algue dans le vagin. Le vent tourbillonna plus fort, creusant violemment les eaux. Comme pour forcer le passage vers l’intimité de la femme. Un bruit de ventouse, soudain. L’éponge sauta violemment. Le vent mugit comme s’il célébrait une victoire. Mais Alex, rapide et sûr de lui, a vite fait d’enduire la vulve de Libertine de la morve de son crachat et lui a ordonné de crier détritus, détritus.
Le vent changea nettement de direction, s’en alla vers les cocotiers de la plage et ploya les régimes de noix, qui s’abattirent en chandelle sur le sol. Et puis soudain, rien.
L’œil était au-dessus du hamac et me regardait dormir. «Dis donc, tu parles tout seul dans ton sommeil ? En plus, on ne sait même pas quelle langue tu parles. Tu t’es bien reposé ? (…)»

Kangni Alem
Un rêve d’Albatros
Togo   2006 Genre de texte
nouvelle
Contexte
Le personnage a eu une liaison avec Libertine, une femme qu’il n’a jamais réussi à oublier. De retour au pays pour enterrer son père, il la retrouve et elle l’invite à passer le reste de ses jours au pays avec elle. Cependant, il devait trouver la dernière lettre qu’il lui avait écrite. Au cours de cette recherche, il découvre des vêtements dont on dit souvent qu’ils sont portés par des gens possédés par des esprits.
Ne trouvant pas la lettre, le personnage abandonne la recherche et mange. C’est après le repas qu’il s’endort et fait ce rêve.Notes
Ce rêve se trouve dans la nouvelle éponyme «Un rêve d’albatros».
Dans le rêve, Libertine est possédée par la divinité Mami-Ata, une divinité aquatique féminine ou masculine.Texte témoin
Un rêve d’albatros, Paris : Gallimard, coll. Continents noirs, 2006, p. 71-72.

Rêve d’Héloïse



Rêve d’Héloïse
Des queues de poireaux

Elles étaient dix. Dix silhouettes noires entourant maman. Un homme parlait : Maestro, Numéro Un de l’Alliance des Gomboïstes. Ce groupuscule d’activistes, se disant envoyés sur terre par MawuLisa, divinité suprême à la fois mâle et femelle des Éwés du golfe de Guinée, avait, paraît-il, choisi ma mère pour l’investir de la mission délicate de couvrir les murs de France et Navarre de tags immenses qui vanteraient les délices du mariage du légume gombo et de la galette des Rois. Tu dessineras partout le légume, martelait l’orateur, le long des siècles ta patte tu laisseras, pour qu’ils sachent que nul n’est dupe de leurs bons discours, de leur bonne conscience à peu de frais.
Tout m’échappait de cette harangue, mais déjà, dans mon rêve, il fut remis à maman plusieurs sachets remplis de pinceaux, et un modèle sur papier dessin du fameux légume à reproduire.
Je la vis distinctement se relever, frotter sa tête contre les chapes des silhouettes et puis se mettre à courir, vers je ne sais quelle destination. Quand elle eut disparu, l’assemblée se découvrit, et plusieurs visages apparurent dans la pénombre, des queues de poireaux identiques et semblables jusque dans leur ricanement. J’ai sursauté, puis je me suis réveillée.

Kangni Alem
Canailles et charlatans
Togo   2005 Genre de texte
roman
Contexte
Ce rêve se trouve au chapitre 6 intitulé «De quelques souvenirs douloureux liés à une autre disparition de ma mère».
Héloïse a dix ans et vit avec sa mère en France alors que son papa les a quittées pour rentrer à Tibrava. Sa maman ne s’est jamais remise de cette séparation. Un beau jour, elle disparaît de la maison. Héloïse se retrouve toute seule dans l’appartement et fait ce rêve. Elle le racontera au moment où les cendres de sa maman, qu’elle ramenait à Tibrava pour les répandre, ont été volées.Commentaires
En raison de sa forme, le poireau a souvent été associé à des connotations sexuelles.
Texte témoin
Canailles et charlatans, Paris: Dapper, 2005, p. 55-59

Les rêves de la jeune Elisabeth



Les rêves de la jeune Elisabeth
Visions maternelles

Une nuit elle vit en songe sa mère, la reine Gertrude, lâchement assassinée plusieurs années auparavant, qui vint s’agenouiller devant elle et lui dit : « ma chère fille, bien-aimée de Dieu, je te supplie de prier pour moi; car j’ai encore à expier les négligences de ma vie; souviens-toi de la douleur avec laquelle je t’ai mise au monde, et aie pitié de mes souffrances actuelles; demande à Dieu de les abréger, et d’envisager plutôt que mes péchés la mort ignominieuse que j’ai subie quoique innocente : tu le peux si tu veux; car tu es pleine de grâce à ses yeux. »
Élisabeth s’éveilla en pleurant, se leva de son lit et se mit sur-le-champ en prière; après avoir prié avec ferveur pour l’âme de sa mère, elle se recoucha et se rendormit. Sa mère lui apparut de nouveau, et lui dit : « bénis soient le jour et l’heure où je te donnai la vie, ta prière m’a délivrée : demain j’entrerai dans le bonheur éternel. Mais prie toujours pour ceux que tu aimes; car Dieu soulagera tous ceux qui t’invoqueront dans leurs peines. »
Élisabeth se réveilla encore le cœur tout réjoui de cette vision, et en versa des larmes de joie : puis fatiguée elle se rendormit d’un si profond sommeil, qu’elle n’entendit pas la cloche des matines des frères mineurs, où elle avait coutume de se rendre, et ne s’éveilla qu’à prime.

Charles de Montalembert
Histoire de Sainte Elisabeth de Hongrie
France   1836 Genre de texte
prose
Contexte
Le récit de rêve se situe vers la fin du livre qui compte 34 chapitres, au chapitre 28 qui raconte « comment le seigneur fit éclater sa puissance et sa miséricorde par l'entremise de la chère sainte Élisabeth et de la vertu merveilleuse de ses prières. »
Entrée au tiers-ordre de saint François, Élisabeth se consacre par la prière au soin des malades et au salut des âmes. Son secours est même réclamé par les âmes des trépassés qui ne reposent pas en paix, comme le suggère ce rêve.Texte témoin
Histoire de Sainte Elisabeth de Hongrie, duchesse de Thuringe,Paris, Bailly, 1836, p. 254-255.

Rêve d'Adamov



Substitution d’objets
Une épingle encombrante
Mercredi 26 avril.
Fragment de rêve.
J'ai une petite épingle dans les mains. C'est un objet coupant qui porte donc malheur, je voudrais m'en défaire mais comment?
Je ne sais pas où poser l'épingle. Dans ma « niche »? Mais mon dernier tome de théâtre et mon passeport y sont. Sur ma commode? Mais tous mes remèdes s'y trouvent rangés. Ma santé serait plus compromise encore.
Sur la chaise proche de mon lit? Mais mon « journal » est également sur cette chaise, il en souffrirait.
Je ne sais pourquoi, j'ai entre les mains un morceau de pain très dur. Je pourrais à la rigueur y enfoncer mon épingle, m'en débarrasser ainsi.
Mais je me dis : Et si je devais le manger ce pain, si l'on m'y forçait?
Je ne sais plus quoi faire lorsque dans mon rêve même, je m'aperçois que l'épingle est imaginaire. Je n'ai pas eu d'épingle dans la main, alors pourquoi tous ces tracas?
Réveil.

Arthur Adamov
L’Homme et l’enfant
France   1968 Genre de texte
Journal
Contexte
Le rêve se trouve dans le journal IV (Paris, mars-mai 1967) du livre qui comprend VI journaux. Il se situe dans une entrée datée du mercredi 26 avril 1967.
Texte témoin
Paris : Gallimard, 1968, p. 212-213

Rêve de Bonnie



Rêve de Bonnie
Un tigre dans la nuit
Elle mit ses mains sur son visage et pleura un peu, puis s'endormit. Dans ses rêves, elle entendit le clic de pinces coupant des clôtures, le feulement vicieux d'une sorte de tigre dans la jungle de la nuit, enfonçant ses crocs dans des chairs sans défense. Elle fut réveillée par le bruit d'un écrasement, impérieux, et le cliquetis de fils en train de tomber

Edward Abbey
The Monkey Wrench Gang
États-Unis   1975 Genre de texte
Roman
Contexte
Chapitre 22. Rêve de Bonnie Azzbug. Avec ses amis George Washington Hayduke, Seldom Seen Sam et Doc Sarvis, elle fait du terrorisme environnemental. Elle a peur de se faire prendre.
Texte original She put her hands in her face and cried a little, then dozed off. In her dreams she heard the click of snapping fence cutters, the vicious whine of something like a tiger in the jungle of the night, sinking its teeth into helpless flesh. She was awakened by the sound of a crash, authoritative, and a cacophonic jangle of falling wire.

Rêve de Smith



Rêve de Smith
Poursuite
Smith lay in his bed beside his third wife and dreamed his troublesome dream. They were after him again. His truck had been identified. His rocks had rolled too far. The Search and Rescue Team was howling mad. A warrant for his arrest had been issued in San Juan County. The Bishop of Blanding raged like a strictured bull over half of Utah. Smith fled down endless corridors of sweating concrete.
Down in the dank bowels of Reclamation. Engineers on skateboards glided past, clipboards in hand. Pneumatic panels opened before him, closed behind him, drawing Smith deeper and deeper into the dynamo heart of the Enemy. Magnetic webs pulled him toward the Inner Office. Where the director waited, waiting for him. Like Doc and Bonnie and George, also locked up somewhere in here, Smith knew he was going to be punished. [...] The Director spoke. Its voice resembled the whine of an electric violin, pitche din higest register to C-sharp, that same internal note which drove the deaf Smetana insane. “Smoth,” the voice began, “we know why you are here.” [...]
“Come closer, Joseph Fielding Smith, known informally as ‘Seldom Seen,’ born Salt Lake City, Utah, Shithead Capital of the Inter-Mountain West, for behold art thou not he who has foretold in 1 Nephi 2:1-4, The Book of Mormon, wherein it is written, ‘The Lord commanded him, even in a dream, that he should take his family and depart into the wilderness’? With ample provision, such as organic peanut butter, adn with his family known as one Doc Sarvis, one George H. Hayduke and one Miz B. Abbzug?” [...]
Smith found himself pinioned instantly by rigid, though invisible, bonds. “Hey—?” He shrugged feebly.
“Good. Affix the electrodes. Insert the anode into his penis. Quite so. The cathode goes up the rectum. Half a meter. Yes, all the way. Don`t be squeamish.” The Director issued his orders to invisible assistants, who bustled about Smith’s paralyzed body. [...]
“Aaaaaaaaaaaaah...” Smith rose in his bed, filmed with cold sweat, turned and clutched at his wife like a drowning man. “Sheila,” he groaned, struggling toward the surface on consciousness, “great almighty Gawd – !”
Edward Abbey
The Monkey Wrench Gang
États-Unis   1975 Genre de texte
Roman
Contexte
Chapitre 21. Ce rêve constitue presque tout ce chapitre. Rêve de Seldom Seen Smith, un mormon. Cette nuit, il dort avec sa troisième femme, Sheila. Avec ses amis George Washington Hayduke, Bonne Azzbug et Doc Sarvis, il fait du terrorisme environnemental dans le sud-ouest des États-Unis. Il a peur de se faire attraper après avoir détruit un train, un étang et plusieurs bouteurs. Il rêve qu’il se fait prendre par un Directeur qui le torture.
Notes
Edward Abbey (1927-1989), romancier américain, connu pour son activisme environnemental.
Texte original
Smith lay in his bed beside his third wife and dreamed his troublesome dream. They were after him again. His truck had been identified. His rocks had rolled too far. The Search and Rescue Team was howling mad. A warrant for his arrest had been issued in San Juan County. The Bishop of Blanding raged like a strictured bull over half of Utah. Smith fled down endless corridors of sweating concrete. Down in the dank bowels of Reclamation. Engineers on skateboards glided past, clipboards in hand. Pneumatic panels opened before him, closed behind him, drawing Smith deeper and deeper into the dynamo heart of the Enemy. Magnetic webs pulled him toward the Inner Office. Where the director waited, waiting for him. Like Doc and Bonnie and George, also locked up somewhere in here, Smith knew he was going to be punished. [...] The Director spoke. Its voice resembled the whine of an electric violin, pitche din higest register to C-sharp, that same internal note which drove the deaf Smetana insane. “Smoth,” the voice began, “we know why you are here.” [...]
“Come closer, Joseph Fielding Smith, known informally as ‘Seldom Seen,’ born Salt Lake City, Utah, Shithead Capital of the Inter-Mountain West, for behold art thou not he who has foretold in 1 Nephi 2:1-4, The Book of Mormon, wherein it is written, ‘The Lord commanded him, even in a dream, that he should take his family and depart into the wilderness’? With ample provision, such as organic peanut butter, adn with his family known as one Doc Sarvis, one George H. Hayduke and one Miz B. Abbzug?” [...]
Smith found himself pinioned instantly by rigid, though invisible, bonds. “Hey—?” He shrugged feebly.
“Good. Affix the electrodes. Insert the anode into his penis. Quite so. The cathode goes up the rectum. Half a meter. Yes, all the way. Don`t be squeamish.” The Director issued his orders to invisible assistants, who bustled about Smith’s paralyzed body. [...]
“Aaaaaaaaaaaaah...” Smith rose in his bed, filmed with cold sweat, turned and clutched at his wife like a drowning man. “Sheila,” he groaned, struggling toward the surface on consciousness, “great almighty Gawd – !”

Rêve du roi Arthur



Rêve du roi Arthur
L’ours et le dragon

Tandis que le roi Arthur dormait, il rêva d'un grand ours sur une montagne. Il lui semblait qu'un dragon arrivait depuis les nuées d'orient; sa gueule crachait du feu et des flammes si prodigieux qu'ils illuminaient tout le rivage alentour. Ce dragon lançait une vigoureuse attaque mais l'ours se défendait fort bien. Toutefois, le dragon étreignit l'ours et le précipita à terre, lui semblait-il, et le tua .
Quand le roi Arthur s'éveilla, il s'étonna beaucoup de ce rêve. Il fit venir Merlin et le pria aimablement de lui en donner la signification. Il lui raconta le rêve sans omettre le moindre détail de son déroulement pendant son sommeil. Merlin lui dit alors: «Seigneur, je vais vous en révéler la signification. L'ours que vous avez vu signifie un grand monstre, un géant qui se trouve près d'ici sur une grande montagne. Il a quitté les régions d'Espagne et il est venu dans cette contrée. Il s'est installé sur cette terre et, de jour en jour, lui inflige infamies et ravages. Personne n'ose l'affronter à cause de sa grande force. Le dragon que vous avez vu et qui crache tant de feu par la gueule au point d'illuminer toute la terre signifie que vous-même, grâce au feu de votre courage, vous éclairez et illuminez tout de bonne grâce. L'assaut furieux du dragon signifie que vous attaquerez le géant qui vous contraindra à un rude effort. L'étreinte du dragon par l'ours; et la chute de l'ours signifie que le géant vous étreindra mais, finalement, vous le tuerez, n'en doutez pas.»

Anonyme
Le livre du Graal
France   1230 Genre de texte
roman en prose
Édition originale
Poirion, Daniel et Philippe Walter (dir.), Le Livre du Graal, Paris, Gallimard, coll. «Littérature française du Moyen Âge», vol. 1, 2001, p. 1575-6.

Rêve du roi Flualis






Rêve du roi Flualis

Sombre prédiction
[…] au royaume de Jérusalem où se trouvait un roi très puissant nommé Flualis. C'était un preux de grande renommée dans sa religion.
Ce Sarrasin avait réuni tous les savants de son royaume et d'autres régions, en plus grand nombre possible. Quand ils furent tous arrivés et réunis devant lui dans son palais, il leur dit bien haut pour que tous pussent l'entendre: « Seigneurs, si je vous ai convoqués et vous avez répondu à mon appel, je vous en remercie. Mais vous ne savez pas pour quel motif, si je ne vous l'apprends pas. C'est un fait que je dormais dans mon palais l'autre nuit et que je tenais la reine ici présente entre mes bras, à ce qu'il me semblait. Tandis que j'étais ainsi, deux dragons volants vinrent à moi: chacun possédait deux énormes têtes prodigieusement laides et il sortait de chacune d'elles un grand brandon enflammé qui embrasait tout mon pays. L'un des dragons me saisit à la taille avec ses pattes et l'autre saisit la reine couchée entre mes bras. Ils nous portèrent sur le faîte de mon palais qui est très élevé. Après nous avoir portés là-haut, ils nous arrachèrent bras et jambes et les éparpillèrent. Quand ils nous eurent ainsi totalement démembrés, huit petits dragons arrivèrent aussitôt; chacun s'empara d'un membre et ils s'envolèrent en les transportant jusque sur le temple de Diane. Là, ils dépecèrent alors nos membres en petits morceaux. Les deux dragons qui nous avaient démembrés nous laissèrent en haut, mirent le feu au palais, brûlèrent nos corps et les mirent en cendres. Le vent recueillit ces cendres et les répandit sur toute la terre de ce côté-ci de la mer. Il ne se trouva pas une ville qui n'en recueillit plus ou moins. Tel fut le rêve que j'eus durant mon sommeil. Il est très inquiétant et troublant; c'est pour cette raison que je vous ai convoqués et réunis ici. Je vous en prie et vous en implore, comme un service et une faveur: si quelqu'un parmi vous est capable de me dire la vérité et de me faire connaître la signification de ce songe, alors je vous jure sincèrement à tous qu'il recevra la main de ma fille et tout mon royaume après ma mort. S'il est déjà marié, alors il sera mon seigneur et régnera sur mes terres durant toute sa vie. »
Quand les savants entendirent les propos et la promesse du roi Flualis et le récit du rêve, ils s'interrogèrent beaucoup sur sa signification. L'un disait une chose, le second en disait une autre, chacun donnait son sentiment. Merlin, qui avait pris une apparence telle que personne ne pouvait le reconnaître ni le voir, parla après tous les autres et bien fort afin que tous pussent l'entendre distinctement: «Écoute, roi Flualis! Je vais te révéler la signification de ton rêve.» À ces propos, le roi regarda autour de lui pour voir celui qui lui adressait la parole. Et tous ceux qui se trouvaient dans le palais firent de même mais ils ne virent personne. Ils entendirent la voix qui parlait au milieu d'eux et qui disait : «Roi Flualis, écoute la signification de ton rêve: les deux dragons que tu as vus dans ton sommeil avaient quatre têtes qui crachaient toutes les quatre feu et flammes: elles représentent quatre rois chrétiens qui s'attaquent à toi et mettent ton palais à feu et à sang. Si les dragons t'ont porté ainsi que la reine au sommet du palais, cela signifie qu'ils auront sous leur autorité toutes tes terres jusqu'aux portes de ton château. Si les dragons t'arrachaient les quatre membres à toi et à ta femme, cela signifie que tu renonceras à la mauvaise religion qui s'est enracinée en toi, que tu la rejetteras hors de toi-même pour te convertir à la religion de Jésus-Christ. Si les huit petits dragons ont saisi les membres de ton corps et ceux de la reine puis les ont portés sur le temple de Diane, où tes hommes seront en sécurité, s'ils ont dépecé tes membres et ceux de la reine ton épouse, cela signifie que tes enfants qui sont tes membres et ta chair seront tués et découpés par les armes dans le temple de Diane.
« Si les dragons t'ont laissé seul avec la reine sur le faîte de ton palais, cela signifie que toi et elle vous serez exaltés dans la chrétienté. Si les dragons ont brûlé ton palais au-dessous de toi, sache qu'il ne te restera pas le moindre denier de tout ce que tu as acquis sous le règne de la mauvaise religion. Si tu as été brûlé avec ta femme, réduit en cendres et en poussière, cela signifie que tu seras lavé et purifié de tes péchés par l'eau du saint baptême. Si tes cendres ont volé sur toutes les contrées de ce côté-ci de la mer, cela signifie que tu auras des enfants dans ta bonne religion: ce seront des chevaliers preux et hardis qui seront glorifiés dans tous les pays du monde. Les visions que tu as eues pendant ton sommeil te sont à présent parfaitement claires. il t'arrivera exactement ce que je t'ai dit.»

Anonyme
Le livre du Graal
France   1230 Genre de texte
roman en prose
Contexte
Le roi Flualis est un roi imaginaire. Ce nom apparaît dans plusieurs chansons de geste.
Notes
Comme les Romains avaient construit de nombreux temples à Diane dans toute la Gaule, celle-ci est associée à la religion païenne. Elle est identifiée à Artémis dans la mythologie grecque.
Édition originale
Poirion, Daniel et Philippe Walter (dir.), Le Livre du Graal, Paris, Gallimard, coll. «Littérature française du Moyen Âge», vol. 1, 2001, p. 1556-9.

Rêve de Jules César



Rêve de Jules César
La truie et les louveteaux
Une nuit que l’empereur était couché avec sa femme, quand il fut endormi, une vision lui vint dans son sommeil : il croyait voir une grande truie dans sa cour, devant son palais, si grosse et si remarquable que jamais il n’avait vu sa pareille ; elle avait de si longues soies sur le dos qu’elles traînaient derrière elle à plus d’une toise, et elle portait sur sa tête un cercle qui semblait d’or. L’empereur avait l’impression qu’il l’avait déjà vue, et qu’en fait il l’avait élevée. Néanmoins, il n’osait pas dire qu’elle lui appartenait. Et pendant qu’il admirait cette truie, il vit douze louveteaux sortir de sa chambre et venir tout droit à la truie ; les uns après les autres, ils la caressaient.
Lorsque l’empereur voyait ce prodige, il demandait ce que l’on devait faire de la truie avec laquelle les louveteaux avaient couché. Et on lui répondait qu’elle n’était pas digne de vivre en société, et qu’il ne fallait pas que personne mange quoi que ce soit qui fût sorti d’elle : on la condamnait à être brûlée vive, elle et les louveteaux. Et de fait ils étaient brûlés tous ensemble. Là-dessus l’empereur s’éveilla, tout effrayé et troublé de cette vision ; il ne voulut pas en parler à sa femme, car c’était un homme très sage. Lorsque le jour fut venu, il se leva le plus tôt qu’il put et alla entendre la messe à l’église. À son retour, il trouva ses barons assemblés dans son palais, où ils avaient entendu la messe ; ils parlaient de choses et d’autres en attendant que le repas soit prêt et les tables mises. Ils s’assirent alors, on les servit abondamment, mais il arriva que le roi s’absorba dans ses pensées, se rappelant le songe qu’il avait fait pendant son sommeil. Quand les barons le virent ainsi absent, ils en furent très ennuyés : tous restèrent cois et silencieux, sans que personne n’ose dire un mot ou rompre le silence, car ils craignaient fort de courroucer l’empereur. Mais ici le conte se tait là-dessus, et revient à Merlin, pour raconter comment il se métamorphosa en un cerf cinq cors, qui avait un pied blanc.
[...1...]
Lorsque le cerf eut causé assez de dégâts, il s’en vint devant l’empereur, s’agenouilla, et lui dit : «Jules César, à quoi penses-tu? Quitte ces pensées, car tu ne trouveras personne pour interpréter ta vision avant que le lion sauvage t’en confirme le contenu ; et cela ne te servira à rien d’y penser davantage.»
[...2...]
Ils chevauchèrent tant d’étape en étape qu’ils parvinrent à Rome. Lorsqu’ils arrivèrent dans la ville, et que les gens les aperçurent, ils se rassemblèrent sur leur passage pour voir l’homme sauvage. Son arrivée fit grand bruit dans tout Rome, on l’arrêtait pour le regarder de près, finalement tous et toutes l’escortèrent jusqu’au palais. L’empereur vint à sa rencontre à la porte de celui-ci. Les voyageurs étaient déjà arrivés au bas des marches. Grisandole marcha tout droit à l’empereur et lui dit : «Seigneur, tenez, voici l’homme sauvage que je vous donne. Aussi mettez-le dans les fers, car je vous le confie. Et sachez que pour ma part cela m’a coûté beaucoup de peine.» Et l’empereur lui dit qu’il le récompenserait bien et que par ailleurs il ferait bien garder l’homme sauvage.
[…]
Le lendemain, l’empereur manda ceux de ses barons dont il croyait qu’ils viendraient le plus rapidement. Ils vinrent en effet, très volontiers, de tous côtés. Le quatrième jour suivant l’arrivée de l’homme sauvage, les barons furent rassemblés dans le palais principal. L’empereur amena l’homme sauvage avec lui et le fit asseoir à ses côtés. Tous le regardèrent puis lui demandèrent de révéler ce pour quoi il les avait envoyés chercher. L’empereur dit qu’il voulait qu’on lui interprète une vision qu’il avait eue dans son sommeil. «Je veux qu’elle soit expliquée devant vous.» Et ils l’assurèrent qu’ils en entendraient très volontiers l’explication. Il ordonna alors à l’homme sauvage de la donner. Mais lui répliqua qu’il n’en ferait rien tant que l’impératrice et ses douze demoiselles ne seraient pas présentes. On la fit demander, et elle se rendit à cette invitation, toute souriante, comme une femme qui ne se doutait pas de ce qui allait lui arriver.
Quand l’impératrice et ses douze pucelles arrivèrent, les barons se levèrent pour les saluer. Et quand l’homme sauvage les vit, il détourna la tête et commença à rire de manière ironique. Après avoir ri un moment, il regarda avec attention, bien en face, l’impératrice, l’empereur, et Grisandole et les douze pucelles, puis il se tourna vers les barons et se mit à rire très fort comme s’il se moquait. En le voyant rire ainsi, l’empereur le pria de tenir sa promesse et de lui dire pourquoi il avait ri dans le passé, et pourquoi il riait maintenant. Alors l’homme sauvage se leva, et déclara à l’empereur, d’une voix si haute que tous l’entendirent :
«Seigneur, seigneur, si vous me promettez par serment devant tous vos barons qui sont ici présents que vous ne me le ferez pas payer cher et que vous ne m’en voudrez pas, quoi que je dise, et aussi que vous me donnerez la permission de m’en aller dès que je vous l’aurai expliqué, je vous le dirai.» Et l’empereur lui octroya sa requête et lui promit solennellement qu’il ferait tout ce qu’il lui avait demandé. L’homme sauvage déclara alors qu’il allait lui dire ce qu’il voulait. Et il commença ainsi : «Seigneur, il advint un soir que vous étiez couché avec votre femme que voici. Une fois que vous fûtes endormi, il vous vint une vision : vous voyiez devant vous une truie, belle et caressante, dont les soies étaient si longues qu’elles lui constituaient une traîne de plus d’une toise, et qui portait sur la tête un cercle d’or brillant ; il vous semblait que cette truie avait été élevée dans votre maison. Mais vous ne pouviez pas néanmoins l’identifier clairement, bien que vous ayez l’impression de l’avoir déjà vue. Et après avoir contemplé ce spectacle un long moment, vous voyiez sortir de votre chambre douze louveteaux, très beaux et très élégants, qui venaient tout droit à la truie et couchaient avec elle l’un après l’autre. Puis, après avoir pris leur plaisir, ils rentraient dans la chambre. Vous veniez alors trouver vos barons et vous leur demandiez ce que l’on devait faire de cette truie que vous aviez vue se comporter ainsi. Et les barons répondaient qu’elle n’était pas loyale ni honorable, et la condamnaient à être brûlée ainsi que les louveteaux. Alors le bûcher était préparé, prodigieusement grand, au milieu de cette cour, et la truie et les douze louveteaux étaient brûlés.
«Voici votre vision, exactement comme elle vous apparut pendant votre sommeil. Et si j’en ai menti, dites-le devant ces barons!» Mais l’empereur affirma qu’il n’avait pas dit un seul mot qui ne soit exact. «Seigneur empereur, firent les barons, puisqu’il vous a exposé votre vision, il fera bon le croire quand il vous en dira la signification, s’il veut bien le faire ; et c’est quelque chose que nous aimerions fort entendre.
— Certes, fit l’homme sauvage, je fous l’interpréterai si clairement que vous verrez de vos yeux la preuve que je vous ai dit la vérité.
— Faites-le donc, fit l’empereur, car c’est quelque chose que je voudrais vraiment savoir.
— Seigneur, reprit l’homme sauvage, la grande truie que vous avez vue représente votre femme, l’impératrice que voici, et les longues soies de son dos représentent la robe à traîne dont elle est vêtue. Et sachez que le cercle d’or que la truie portait sur la tête représente la couronne dont vous l’avez fait couronner. Et si vous le vouliez, j’en resterais là et je n’en dirais pas davantage.
— Non, certes, répliqua le roi, il vous faut le dire si vous voulez tenir votre promesse jusqu’au bout.
— Eh! bien, seigneur, reprit l’homme sauvage, je vais vous le dire : les douze louveteaux que vous voyiez sortir de votre chambre représentent les douze jeunes filles qui sont avec votre femme. Et sachez que ce ne sont pas des jeunes filles, mais des hommes comme les autres. Faites-les dévêtir, et vous verrez si c’est la vérité. Et sachez aussi que l’impératrice, chaque fois que vous quittez la ville, se fait servir dans ses appartements. Vous connaissez maintenant la signification de votre songe et vous pouvez bien voir si c’est vrai ou pas.»

Anonyme
Le livre du Graal
France   1230 Genre de texte
roman en prose
Contexte
Une nuit qu’il dort auprès de sa femme, l’empereur Jules César fait un rêve dans lequel il voit une grande truie qui couche avec dix louveteaux dans sa chambre.Par ce rêve et l’interprétation qu’en fait Merlin, l’empereur découvre les nombreuses infidélités de l’impératrice. En effet, celle-ci le cocufie avec ses douze dames de compagnie — en réalité des hommes déguisés en jeunes femmes – à chaque fois que l’empereur s’absente du palais.L’empereur fera brûler l’impératrice ainsi que sa douzaine de fausses courtisanes sur le bûcher.
1. Merlin, transformé en cerf, s’immisce dans le palais de César et s’adresse à l’empereur.
2. Merlin, qui connaît l’avenir, s’échappe du palais, se transforme en homme sauvage et attend d’être capturé par les chevaliers de l’empereur et mené devant ce dernier avant de lui raconter la signification de son rêve. Pendant ce temps, Jules César, furieux de ne toujours pas connaître le sens de sa vision, offre à tout chevalier qui retrouve l’homme-cerf la moitié de son royaume ainsi que la main de sa fille. C’est le chevalier Grisandole, le chevalier préféré de César, qui capture Merlin transfiguré et qui le mène devant l’empereur.
Texte original
Il avint a un soir que li empereres jut d’encoste sa feme. Quant il fu endormis si li vint en avision qu’il veoit une grant truie enmi sa court devant son palais, si grande et si merveillouse c’onques n’avoit veü si grande. Et avoit si grant soie desor le dos qu’ele le trainoit plus d’une toise de long. Et avoit en son chief une cercle qui sambloit a estre d’or. Et si li sambloit qu’il l’avoit autre fois veüe et que nourrie l’avoit. Mais del tout ne l’osoit il mie dire qu’ele fust soie. Et entruels qu’il remiroit cele truie, vit il issir de sa cambre .XII. louviaus. Et s’en venoient tous .XII. les uns devant les autres. Quant li empereres vit la merveille si demanda qu’on devoit faire de la truie a qui li louvel avoient jeü. Et il li disent qu’ele n’estoit mie digne de converser entre gent ne que nus mengast de chose qui de li issist. Si les jugierent a ardoir lui et les louviaus. Et lors furent il tout ars en un mont. Lors s’esveilla li empereres tous esfreés et molt pensis de ceste avision, ne onques a sa feme ne le vaut dire, car molt ert sages hom. Et quant vint au matin il se leva au plus tost qu’il pot et ala oïr messe au moustier. Et quant il fu revenus si trouva que li baron estoient assamblé ens el maistre palais et avoient la oï messe et parloient d’un et d’el tant que li mengiers fu près et les table furent mises. Si s’asisent au mengier et furent molt bien servi. Et lors avint que li empereres chaï en un fort pensé del songe que il avoit veü en son dormant. Et quant li baron le virent penser, si lor em pesa il molt et furent tout coi taisant et muet, n’en i ot un seul qui osast mot soner, car a merveilles cremoient l’emperaour a courecier. Mais de ce se taist li contes et retourne a parler de Merlin conment il se mua en guise de cerf et ot un pié blanc et .V. branches el chief.1
[…]Et quant li cers o tassés conversé illuec, si s’en vint devant l’empereour et s’ajenoulle et li dist : «Iulius Cesar, a coi penses tu? Laisse ester ton penser car ne trouveras qui te die t’avision ne le despondes devant ce que li lyons sauvages le te certefiera et pour noient i penseroies plus.»2
[…]«Si chevauchent tant par lor jornees qu’il vinrent a Rome. Et quant il vinrent en la vile et les gens l’aperçoivent, si corurent tout encontre pour veoir l’oume sauvage. Si en lieve li cris et li bruis aval Rome, si l’acostent molt pour esgarder sa façon, si le convoient toutes et tout jusques au palais. Et li empereres li vait a l’encontre jusques a l’uis del palais. Et cil avoient ja tant esploitié qu’il montoient les degrés contremont. Et lors vint Grisandoles a l’emperaour et li dist : «Sire, tenés, veés ci l’ome sauvage que je vous presente. Ore le gardés bien d’ore en avant car je vous en ravés. Et saciés que je en ai molt grant paine eüe.» Et li empereres li dist qu’il li gerredonnera bien et que li hom sauvage sera bien gardés.
[…]L’endemain manda li empereres ses barons que il quidoit plus tost avoir. Et il i vinrent molt volentiers de toutes pars. Quant vint au quart jour aprés que li sauvages hom fu venus, si furent li baron assamblé el maistre palais. Et li empereres i amena l’ome sauvage et le fist seoir jouste lui. Et il le regarderent et puis li dient qu’il die ce pour coi il les avoit envoiié querre. Et li empereres dist pour une avision qui li estoit avenue en son dourmant. «Si vol qu’ele soit espelee devant vous.» Et il dient que la senefiance orroient il volentiers. Lors conmande au sauvage houme qu’il li die. Et il dist que il nel dira mie devant ce que li emeerris et ses .XII. puceles seront venues. Lors fu ele demandee, et ele i vint a lie chiere, com cele qui garde ne se prent de chose qu’il li deüst avenir.
Quant li empeeris et ses .XII. puceles furent venues, si se leverent li baron sus contre li. Et si tost com li salvages hom les vit, si tourna la teste en travers et conmencha a rire aussi com par despit. Et quant il ot un poi ris si regarda l’empeerris et l’emperaour tout a estal et Grisandoles et les .XII. puceles. Et puis se tourne vers les barons, si conmence a rire molt durement aussi com en escharnissant. Quant li empereres le voit ensi rire si li proie qu’il li die ce qu’il li or en couvent et pour coi il a ris et ore et autre fois. Adont se leva en estant et dist a l’emperaour si haut que tout l’entendent :
«Sire, sire, fait li hom sauvages, se vous me creantés devant tous vos barons que ci sont sont que pis ne m’en vaurés ne pis ne m’en iert fais, et que vous me donrés congié d’aller ent tant tost que je le vous aurai certefiié, je le vous dirai.» Et li empereres li otroie et fiance qu’il li fera toute sa devise. Et lors dist li hom sauvages qu’il li dira. Lors conmencha a dire : «Sire, fait li hom sauvages, il avint un soir que vous fustes couchiés avoec vostre feme qui la est. Et quant vous fustes endormis il vous vint une avision que vous veiés une truie devant vous qui estoit gente et aplanoie et la soie qu’ele avoit el dos estoit si longe qu’ele li trainoit plus d’une toise. Et en son chief avoit un cercle d’or reluisant et vous sambloit qu’ele avoit esté nourrie en vostre ostel del tout. Et vous ne le porés del tout connoistre, mais adés vous sambloit que vous l’aviés autre fois veüe. Et quant vous aviés assés ceste chose remiree, si veïstes de vostre chambre .XIII. louviaus issir, biaus et aplanoiiés, et venoient droit parmi la sale a la truie, si gisoient tout a li l’un aprés l’autre. Et quant il avoient faites lor volentés si repairoient ariere en la chambre. Lors en veniés a vos barons et demandiés c’on devoit faire de cele truie que vous aviés veü ensi demener. Et li baron disent qu’ele n’estoit mie digne ne loiaus, si le jugierent a ardoir et les louviaus ensement. Et lors fu li fus appareilliés grans et merveillous en ceste court, si art on la truie et les .XII. louviaus.
«Ore avés oï vostre avision tele com vous le veïstes en vostre dormant. Et se je ai de riens mespris si le dites devant ces barons.» Et li empereres li dist qu’il n’i avoit d’un seul mot mespris. «Sire empereres, font li baron, puisqu’il vous a dit vostre avision dont sera il bien a croire de la senefiance, s’il le vous veut dire, et c’est une chose que nous orriens volentiers. – Certes, fait li hom sauvages, je le vous deviserai si apertement que vous verrés devant vos ex que j’en dirai la verité. – Or le dites dont, fait li empereres, car ce est une chose que je orroie molt volentiers. – Sire, fait li hom sauvages, la grant truie que vous veïstes senefie vostre feme l’empeerris qui la estat, et la soie qu’ele ot si longe senefie la robe qu’ele ot vestue. Et saciés que le cerles d’or qu’ele ot el chief senefie la grant corone dont vous le feïstes couroner. Et se vostres plaisirs estoit je m’en tairoie atant sans plus dire.
– Certes, dist li empereres, dire le vous estuet se vous volés aquitier le vostre creant. – Sire, dist il, et je le vous dirai. Les .XII. louviaus que vous veïstes issir de vostre chambre senefient les .XII. puceles qui sont avoec vostre feme. Et saciés de fi que ce ne sont mie femees ains sont home come autre. Et faites les desvestir si saciés se c’est voirs ou non. Et saciés que toutes les fois que vous alés fors de la vile se fait ele servir en ses chambres. Ore avés oï la seneviance de vostre songe si poés savoir se c’est voirs ou non.»

Le rêve du roi Ban






Le rêve du roi Ban

Une voix et un terrible fracas
Ils se levèrent alors, et allèrent à la première messe, le plus tôt qu’ils purent. En effet ils ne voulaient pas éveiller le roi Arthur ni ses compagnons qui dormaient profondément, car ils avaient beaucoup peiné le jour précédent. Le roi Ban demanda dans ses prières à Notre-Seigneur qu’il lui donne la mort quand il la demanderait ; il était très pieux et très bon chrétien, et il réitéra par la suite maintes fois cette prière jusqu’à ce qu’une nuit, dans son sommeil, il entende une voix qui lui disait que sa prière était exaucée, et qu’il mourrait dès qu’il le demanderait, ajoutant qu’il lui faudrait auparavant commettre le péché mortel d’adultère, une seule fois sans plus, que cela ne tarderait pas, mais qu’il ne devait pas s’en inquiéter car il n’en ferait pas moins sa paix avec Notre-Seigneur.
Dans ce songe que faisait le roi Ban, il lui sembla qu’après le départ de la voix il entendait un fracas si grand que l’on aurait dit le tonnerre le plus fort et le plus prodigieux qu’il ait jamais entendu. Le roi, qui tenait la reine entre ses bras, tressaillit si fort qu’il faillit tomber du lit qui était pourtant grand et large. La reine en fut si effrayée qu’elle resta incapable de dire un mot pendant un long moment, et son seigneur lui-même était si troublé qu’il ne savait plus où il était. Mais, quand il eut retrouvé ses esprits, il se leva, se rendit à l’église, se confessa et entendit le service divin ; et par la suite il ne laissa jamais passer une semaine sans se confesser et recevoir la sainte communion à l’autel. Et le roi Bohort, qui était lui aussi bon chrétien et menait une vie exemplaire, en faisait autant.
[…]
Mais ici le conte se tait à ce sujet. Et il revient à Merlin et au roi Ban, et raconte comment Merlin confirma au roi Ban et à sa femme la vérité des divers songes qu’ils avaient faits.
Le conte dit ici qu’un jour le roi Ban vint trouver Merlin et lui dit : «Seigneur, je suis très troublé par une vision que j’ai eue dans mon sommeil, et ma femme aussi. J’aurais grand besoin de conseils, et vous êtes l’homme le plus sage qui vive : je vous prie donc, s’il vous plaît, de m’expliquer ma vision.
— Certes, répondit Merlin, cette vision recèle une très profonde signification, et cela n’a rien d’étonnant que vous en soyez effrayé.» Là-dessus Merlin leur raconta en détail les visions que le roi Ban et sa femme avaient eues en leur sommeil, et le roi Ban lui-même reconnut qu’il disait vrai. Quand le roi Arthur, Gauvain et le roi Bohort entendirent les paroles incroyables de Merlin, ils se demandèrent avec étonnement ce qu’elles pouvaient signifier, et ils y réfléchirent profondément. Après un moment de réflexion, le roi Arthur dit à Merlin : «Seigneur, vous nous avez décrit les songes. Dites-nous maintenant quelle est leur signification, car je le saurais très volontiers.
— Seigneur, répliqua Merlin, je ne dois pas tout vous révéler, et je ne veux pas le faire. Mais je vous en dirai tout de même une partie dans la mesure où cela dépend de moi.» Et il commença en effet à interpréter le songe de la dame :
«Roi Ban, dit Merlin, il est vrai que le grand lion qui n’est pas couronné représente un prince qui a beaucoup de richesses, et d’alliés, qui conquerra par la force trente royaumes et gardera les trente rois en sa compagnie. Quant à l’autre lion couronné, accompagné de dix-huit lionceaux, il signifie un roi très puissant qui aura dix-huit rois vassaux qui seront tous ses hommes liges. Les quatre cents taureaux signifient quatre cents chevaliers qui se seront mutuellement promis de s’entr’aider jusqu’à la mort. Et ils seront tous vassaux de ce roi. Le prince dont je vous ai parlé marchera contre ce roi pour lui prendre sa terre. Mais il se défendra de son mieux. Et lorsque le prince aura pris le dessus sur lui, il viendra un chevalier inconnu qui aura été longtemps perdu : il viendra au secours du roi si efficacement que le prince ne pourra pas le vaincre ni le chasser du champ de bataille. Et c’est ce chevalier que représente le léopard, car, de même que le léopard est plus féroce que toutes les autres bêtes, de même en ce temps-là le chevalier sera le meilleur du monde. Et c’est par son intermédiaire que sera faite la paix entre ces deux princes qui se seront tant haïs.
Vous venez d’entendre le récit de la vision et son interprétation, et maintenant je m’en vais, car j’ai à faire ailleurs.» En fait, après avoir entendu les révélations merveilleuses de Merlin à propos du songe de la reine, ses auditeurs furent plus songeurs qu’ils ne l’étaient auparavant. Le roi demanda si Merlin leur en dirait davantage. Et il répondit que non.

Anonyme
Le livre du Graal
France   1230 Genre de texte
roman en prose
Contexte
Peu de temps après que la reine Hélène eut rêvé des deux lions guerroyants, le roi Ban, endormi près de sa femme, fait lui aussi un songe, dans lequel une voix lui dit qu’il mourra lorsqu’il demandera la mort, mais qu’avant cela il devait commettre une fois le péché d’adultère. Le roi Ban est si troublé par les révélations de la voix qu’il tressaille violement et réveille la reine Hélène. Les époux ébranlés se lèvent et vont entendre la messe. Quelque temps plus tard, le roi Ban demande à l’enchanteur Merlin de lui expliquer la signification de son rêve ainsi que de celui qu’a fait son épouse. L’enchanteur explique comment les lions du rêve de la reine Hélène représentent des rois qui se feront la guerre jusqu’à ce qu’ils soient réconciliés par le meilleur chevalier au monde.
Texte original
Lors se leverent et s’en alerent a la premiere messe entre le roi Ban et sa feme au plus matin qu’il porent. Car il ne vaurent mie eveiller le roi Artu ne ses compaignons qui se dormoient volentiers, car mot avoient traveillié le jour devant. Si proia li rois Bans a Nostre Signour qu’il li donnast la mort quant il le demanderoit. Et il estoit molt prodom en foi et en creance. Et cele proiiere fist il puis par maintes fois tant qu’il y avint une nuit en son dormant que une vois li dist que sa proiiere estoit oïe, car il averoit la mort au premier jour qu’il le demanderoit. Mais ains li couvenra pechier mortelement en adultere, une fois sans plus, ains qu’il morust. Et ne demoureroit pas longement, et ne s’esmaiast pas car bien s’acorderoit a Nostre Signour. En cel songe ou li rois Bans estoit si li fu avis que quant la vois qui ce li ot dit s’em parti si jeta un escrois si trés grant que ce sambloit tonnoiles, li plus grans et li plus merveillous qu’il onques eüst oï. Si tressailli li rois si durement que, la ou il tenoit la roïne entre ses bras, que pour un poi qu’il ne chaï jus de la couce qui grande et large estoit. Si en fu la roïne si esfreé qu’ele ne pot mot dire en grant piece. Et se sires meïmes en estoit atournés si qu’il ne sot ou il estoit. Et quant il fu venus en sa memeoir si se leva et s’en ala au moustier et se confessa et oï le service Nostre Signour. Et ne fu onques puis qu’il ne fust confessé chascun .VIII. jors et acumeniés del saint sacrement de l’autel. Et autretel faisoit li rois Boors qui molt estoit prodom et de bone vie.
[…]Mais ici endroit se taist li contes de ce. Et retourne a parler de Merlin et del roi Ban conment il certefia le roi Ban et sa feme les divers songes qu’il avoit songié.
Or dit li contes c’un jor vint li rois Bans a Merlin et li dist : «Sire, je sui molt esfreés d’une avision qu’il m,avint en mon dormant et a ma feme aussi. Si auroie mot grant mestier de conseil et vous estes li plus sages hom qui ore vive. Si vous proi que vous me conseilliés, s’il vous plaist, que l’avision senefie.
– Certes, dist Merlins, en cele avision a molt grant senefiance, et il n’est mie de merveille se vous en estes espaouris.» Et Merlins lor devise tout ensi com li rois Bans et sa feme les avoient veües en lor dormant, si que li rois Bans meïsmes connoist qu’il dist voir. Quant li rois Artus et mesire Gavains et li rois Boors entendent les fieres paroles que Merlins lor avoit dites, si s’esmerveillent molt qu’eles pueent senefier et molt i penserent. Et quant il orent une piece pense si dist li rois Artus a Merlin : «Sire, vous nous avés dit quel li songe furent. Ore nous dites la senefiance, par le vostre mercis, car trop volentiers le sauroie. – Sire, dist Merlins, del tout nel vous doi je mie esclairier, car ne le voel pas faire. Mais toutesvoies vous en dirai-je une partie tant que a moi afiert.» Lors conmence a dire le songe a la dame. «Rois Bans, dist Merlins, il est voirs que li grans lyons qui n’est mie couronés senefie un prince qui molt est riches hom d’avoir et d’amis qui conquerra par force .XXX. roiaumes au mains et fera venir tous les .XXX. en sa compaingnie. Et l’autre lyon couroné qui vint atout .XVIII. lyonciaus senefie un roi molt poissant qui aura .XVIII. rois desous lui qui tout seront si home lige. Et li .IIII.C. torel senefie .IIII.C. chevaliers qui tout seront entrefianciés a aus entr’aïdier jusques a la mort. Et tout seront home a celui roi. Et cil princes de qui je vous ai parlé ci devant verra sor cel roi pour lui tolir sa terre. Mais il se desfendera tant com il porra. Et quant il avenra que cil princes aura mis au desous celui si venra uns chevaliers mesconneüs qui longement aura esté perdus, ci aïdera cet roi tant que cil princes ne le porra del champ chacier ne desconfire. Et li lupars senefie cel chevaliers car, autresi com li lupars est orgueillous sor toutes autres bestes, autresi sera il li miudres qui a ces tans sera. Et par cel chevalier sera faite la pais de ces .II. princes qui tant se seront entre haï. Ore avés oï, dist Merlins, l’avision et la senefiance, si m’en irait atant, car molt ai aillours a faire.» Et quant il ont oï la merveille del songe que Merlins a dit, si en sont plus pensif qu’il n’avoient esté devant. Et lors li demanda li rois s’il lor esclarra autrement. Et il dist que nenil.