dimanche 20 mars 2011

Joseph Delboeuf, Le sommeil et les rêves, Préface


Introduction

Préface

Dans ce travail – le titre l’indique — je n’envisage les phénomènes du sommeil et des rêves qu’à deux points de vue: celui de la certitude et celui de la mémoire.
Cette double étude m’a fourni un double résultat.
Amené à rechercher le criterium de la certitude raisonnée ou de l’état de raison, le criterium permettant de distinguer l’être raisonnable de celui qui ne l’est pas — mais qui néanmoins croit toujours l’être — je pense l’avoir trouvé dans le doute spéculatif. J’entends par là ce doute libre, au fond peu sincère, par lequel l’intelligence essaie de se prouver à elle-même que sa plus ferme croyance pourrait être erronée. Telle est la marque de l’esprit en pleine possession de lui-même.
Pour expliquer la mémoire, c’est-à-dire l’impression indélébile, dans la matière organisée et sensible, des traces des événements, j’ai dû critiquer les axiomes relatifs à l’intégrité permanente de la matière et de la force. Cet examen m’a permis de découvrir le principe de la fixation de la force, et par contre-coup le véritable siège de l’énergie, lequel n’est pas le mouvement, mais le défaut d’équilibre.
Ce principe, la science a déjà commencé à l’accueillir, et je suis persuadé qu’il finira par y prévaloir.
Les applications en sont fécondes, et, tout récemment, je m’en suis aidé dans mes études sur la matière brute et la matière vivante, études qui, publiées dans la Revue philosophique, paraîtront bientôt à part. J’ai montré déjà, et un jour je le montrerai mieux encore, qu’il a aussi sa place tout indiquée dans la question de la liberté.
Mais c’est assez m’étendre sur l’objet de mon ouvrage. Il ne me reste qu’à remercier M. G. Tarde d’avoir bien voulu me communiquer le récit de ses rêves qu’autrefois il avait notés dans un but scientifique. Avec sa permission, j’y ai puisé, beaucoup moins toutefois que je ne l’aurais fait, si j’en avais eu plus tôt connaissance.
INTRODUCTION
Aperçu critique de quelques ouvrages sur le sommeil et les rêves
Depuis la riante Ionie, berceau du triste Héraclite, jusqu’à la Baltique brumeuse qui vit naître le sombre Schopenhauer, dans chaque siècle et sous tous les climats, s’il est un thème que les philosophes moroses ont développé avec complaisance, c’est celui des misères de l’homme. A leur tour, les écrivains religieux, les Pascal et les Bossuet, tout en exaltant la grandeur de l’âme humaine, ne manquent jamais d’en faire aussi ressortir la bassesse. Il semble donc impossible d’ajouter de nouveaux traits au désolant tableau de notre faiblesse et de notre néant. Et pourtant on oublie d’y faire figurer tout un tiers de notre existence. Chaque jour nous sommes, pour ainsi dire, ravis à nous-mêmes par un génie fantasque, bizarre et capricieux, qui se fait un malin plaisir de confondre les contraires, le bien et le mal, le vice et la vertu. A certaines heures de la journée, le plus juste des hommes commettra sans remords les plus abominables forfaits: il deviendra voleur, assassin, incestueux, parjure; la jeune et chaste épouse se livrera aux actes les plus indécents; la nonne pudibonde laissera tomber de ses lèvres d’immondes paroles; emporté par la passion ou la fantaisie, le pieux lévite ne reculera devant aucun sacrilège.
Quand l’obsession a pris fin et que nous redevenons maîtres de nous-mêmes, souvent nous n’oserions raconter aux autres, ni parfois repasser en idée ce que nous avons rêvé. Nous nous demandons avec inquiétude si nous ne portons pas au fond de notre être un odieux levain qui, d’un moment à l’autre, peut nous pousser au crime. Nous maudissons cette puissance inconnue qui, prenant possession de notre âme, lui soustrait ce qu’elle a de meilleur pour le remplacer par ce qu’il y a de pis.
En revanche et tout aussi souvent, le sommeil est bienfaisant et consolateur. Il nous replace pour quelques instants au milieu d’êtres chéris que nous avons perdus; au malade il fait oublier ses souffrances, à l’infortuné sa détresse; il rend l’agilité au paralytique, l’ouïe au sourd, la vue à l’aveugle, la liberté au prisonnier, les joies d’un premier amour à la pauvre fille abandonnée. Illusions trop courtes, et qui ne servent qu’à rendre l’âpre réalité plus amère encore. La baguette magique des songes transforme le taudis le plus misérable en un palais enchanté; elle délie la langue du bègue et lui inspire une éloquence entraînante; elle pousse le timide à braver les dangers les plus redoutables; elle livre au savant la clef des plus mystérieux phénomènes; elle va jusqu’à donner à notre corps lourd et rampant des ailes merveilleuses qui le transportent sans effort à travers l’immensité.
En faut-il davantage pour que, de tout temps, on ait raccordé aux rêves un caractère surnaturel? On les regarde comme les messagers de la divinité - messagers véridiques ou trompeurs, suivant qu’elle est bien ou mal disposée à notre égard- ils recèlent les secrets de l’avenir, et quiconque sait en pénétrer le langage, y découvre sans peine des promesses ou des menaces.
Et si, sans nous préoccuper plus longtemps des opinions du vulgaire, nous interrogeons les hommes de science, nous les entendons émettre, tout au début de leur lutte contre la superstition, une théorie surprenante: bien loin d’émaner des dieux, les rêves les auraient créés; notre esprit qui, dans le sommeil, voyait des fantômes accomplir des prodiges, leur attribua une existence réelle et les doua d’une puissance formidable; et c’est ainsi que le ciel fut peuplé [1]. Ou bien encore, a-t-on dit, les images de ceux qui ne sont plus, revenant nous hanter dans le silence des nuits, ont inspiré la foi en une vie ultérieure, et les âmes des rois ou des chefs redoutés ont été insensiblement élevées au rang de génies divins tenant entre leurs mains le sort des vivants. De manière que ces informes enfants de l’épuisement et de la nuit, qui, au réveil, nous inspirent dédain ou pitié, rire ou dégoût, auraient donné naissance aux religions, et que le sentiment religieux qui, d’après bon nombre de philosophes, est peut-être le seul caractère distinctif par où l’homme s’élève au-dessus de la bête, n’aurait pas d’autre origine. La religion, fille des ténèbres, la science, fille du jour: cette opposition de race ne suffirait-elle pas pour rendre compte de leurs conflits incessants, de leur antagonisme irréconciliable?

Joseph Delboeuf
Le sommeil et les rêves
Belgique   1885 Contexte
Joseph Delboeuf (1831-1896) a été professeur à l'Université de Liège. La composition particulière de cet ouvrage est due au fait que l'auteur reproduit cinq articles publiés précédemment et qu'il réorganise en un volume.
Notes
1. Lucrèce, De natura rerum. V, 1168.

 Texte témoin
Le sommeil et les rêves considérés principalement dans leurs rapports avec les théories de la certitude et de la mémoire, Paris, Félix Alcan, 1885.

Cathartique (-méthode)


  • CATHARTIQUE, adj. et subst.
CATHARTIQUE, adj. et subst.
A.− PHARM. Qui est purgatif. Médicament cathartique, poudre cathartique, acide cathartique. De fortes vertus cathartiques (R.-H. Lowie, Manuel d'anthropol. culturelle, 1936, p. 363).
Subst. masc. Un cathartique. Purgatif un peu moins fort qu'un drastique.
B.− PSYCHANAL. et PSYCHOL. Qui provoque une catharsis*. Cure cathartique (Ricœur, Philos. de la volonté, 1949, p. 367). Méthode cathartique (dans le traitement de l'hystérie). Fonction cathartique. Un tel jeu [le psychodrame] possède donc un pouvoir cathartique que ne peut posséder le jeu solitaire (Jeux et sp., 1968, p. 138).
P. ext. Qui produit une action purificatrice, libératrice. Puissance cathartique et évolutive de ces symboles (Divin. 1964).
Prononc. et Orth. Dernière transcr. ds DG : kà-tàr-tĭk'. Ds Ac. 1762-1878. Étymol. et Hist. 1. 1598 subst., méd. « remède qui purifie » (Joubert, Annot. S. La chir. de Guy de Chauliac, p. 93 ds Gdf. Compl.); 1614 adj. (Brantôme, Capit. fr., ch. IX, ibid. : une fièvre catartique); 2. 1949 (Ricœur, Philos. de la volonté, p. 367). Empr. du gr.καθαρτικός « qui purifie », en parlant de la mus., Aristote, Politique, 1342a 15 ds Liddell-Scott, spéc. en méd., Hippocrate, Mul. 1, 74, ibid. Fréq. abs. littér. : 2.
  • CATHARSIS, subst. fém.
CATHARSIS, subst. fém.
A.− THÉÂTRE. [Chez Aristote (Poétique, VI et VIII)] Purification de l'âme du spectateur par le spectacle du châtiment du coupable. Le châtiment du coupable, voilà l'expiation, la purification, la κάθαρσις que le philosophe avait en vue. Pour prendre un exemple, dans la fable d'Oreste, la catharsis consiste dans le châtiment infligé au fils parricide (E. Weil, Ét. sur le drame antique, Paris, 1897, p. 157).
P. ext.
1. Purification de l'âme ou purgation des passions du spectateur par la terreur et la pitié qu'il éprouve devant le spectacle d'une destinée tragique. Ce mode d'expression de soi qu'était le théâtre antique permettait, comme le psychodrame moderne, d'opérer une catharsis, une purification de l'âme, une liquidation des complexes (Divin. 1964, p. 249).
2. Plaisir éprouvé par le spectateur grâce à la dérivation causée par ces sentiments. ,,Le mot s'emploie toutefois pour désigner surtout le ravissement esthétique`` (Bénac Dissert. 1949).
B.− PSYCHANAL. et PSYCHOL. [Chez Freud et Breuer] Moyen thérapeutique (ex. hypnose, suggestion, etc.) par lequel le psychiatre amène le malade à se libérer de ses traumatismes affectifs refoulés. Synon. méthode cathartique, défoulement, abréaction. Le résultat de cette opération. Cf. Hist. de la sc., 1957, p. 1696.
C.− P. ext. (de A et de B), dans d'autres domaines (relig., mor., sociol., etc.). Action purificatrice. Catharsis ascétique (Philos. Relig., 1957, p. 5015) :
La prise de conscience historique réalise une véritable catharsis, une libération de notre inconscient sociologique un peu analogue à celle que sur le plan psychologique cherche à obtenir la psychanalyse.
H.-I. Marrou, De la Connaissance hist., 1954, p. 273.
Prononc. : [kataʀsis]. Étymol. et Hist. 1. 1865 méd. catharsie (Littré-Robin : Catharsie. Toute évacuation naturelle ou artificielle par une voie quelconque). 2. [1874 G. Cottler, Extraits de la Dramaturgie de Lessing, Paris, introd., p. XI : les passions auxquelles s'appliquent la κάθαρσις]; 1897 (H. Weil, loc. cit.). Empr. au gr.κάθαρσις, sens méd., Hippocrate, Aphorismes, 5, 36 ds Liddell-Scott; sens fig. « purification » dep. Platon, Phédon, 67c, ibid., et spéc., Aristote, Poétique, 1449b 28, ibid. « purgation produite chez le spectateur par la tragédie ». Fréq. abs. littér. : 6. Bbg. Giraud (J.), Pamart (P.), Riverain (J.). Mots ds le vent. Vie Lang. 1970, p. 48.

catharsis
nom féminin
(grec katharsis, purification)

Pour Aristote, effet de « purification » produit sur les spectateurs par une représentation dramatique.

Toute méthode thérapeutique qui vise à obtenir une situation de crise émotionnelle telle que cette manifestation critique provoque une solution du problème que la crise met en scène.

LITTÉRATURE

Le terme vient du grec kathairein, « purifier », verbe qui connaît à l'origine des emplois profanes tels que « nettoyer, trier, éliminer les éléments qui altèrent l'homogénéité d'un ensemble ». La catharsis, purification qui constitue la visée du mécanisme tragique tel que le conçoit Aristote dans sa Poétique, s'est élaborée sous une triple influence religieuse, pythagoricienne et médicale.

Une triple influence

Religieuse d'abord : la catharsis tragique est un héritage des rites purificatoires les plus anciens. Parmi eux, certains annoncent plus particulièrement la naissance de la tragédie, en raison de leur forme mimétique et dramatique. Ainsi, les rites « enthousiastes », d'origine thrace, font rejouer la légende du dieu au participant, saisi d'une folie passagère. Les cultes dionysiaques et corybantiques qui prennent leur suite, à partir du VIIe s. av. J.-C., se révèlent comme des manifestations à la fois thérapeutiques et mystiques : on y envoie des hommes atteints de troubles mentaux en vue de les délivrer de leurs maux par l'initiation.
La catharsis tragique entretient aussi des liens étroits avec la philosophie pythagoricienne, répandue dans le monde grec à partir du Ve s. av. J.-C. Selon cette doctrine, les rapports unissant les quatre premiers nombres (ou tetraktys) sont une clef de l'harmonie universelle. La contemplation des nombres ou leur appréhension à travers des écarts musicaux peut, de ce fait, acquérir une valeur cathartique, ramenant l'âme humaine, désaccordée par nature, à un état d'équilibre.
Aristote emprunte enfin à la doctrine médicale d'Hippocrate (460-337 av. J.-C.), pour qui la santé repose sur la bonne répartition des humeurs dans le corps. Toute surabondance de l'une d'elles exige un dégorgement, obtenu par le moyen d'une drogue (pharmakon) qui aggrave le trouble naturel jusqu'à produire une expulsion salutaire, ou catharsis.

La théorie cathartique

Tel est le contexte dans lequel Aristote élabore une théorie cathartique dont la part la plus explicite est développée dans sa Politique (VIII, 1340a), à propos des effets éducatifs de la musique. Il y reprend aux pythagoriciens l'idée d'un pouvoir purificateur de la musique, mais en lui prêtant un tout autre mécanisme : pour lui, la mélodie et le rythme sont des imitations des états d'âme, et elles agissent par sympathie. En créant des émotions fictives, elles épuisent les sources réelles de l'agitation de l'âme, selon un modèle purgatif très hippocratique.
Dans ce même chapitre de la Politique, Aristote renvoie à la Poétique (v. 340-330 av. J.-C.) pour un exposé plus complet de la question. Cependant – lacune ou perte d'une partie de l'ouvrage ? –, on n'y trouve guère mention de la catharsis, que dans une phrase : « Par la pitié et la terreur la représentation tragique accomplit la catharsis de telles émotions » (1449b 27-28). Cette formulation elliptique, pour être comprise, doit être mise en rapport avec la structure de la tragédie prônée par Aristote, et exemplairement accomplie dans l'Œdipe-Roi de Sophocle. Terreur et pitié y apparaissent moins comme des « émotions », au sens purement affectif du terme, que comme des moments de la re-présentation (mimesis) tragique. En effet, c'est par la « pitié » que le héros éprouve vis-à-vis de son propre malheur qu'il parvient à se le re-présenter. Quant à la « terreur », c'est l'épreuve par laquelle le héros ressent son malheur comme le produit d'une forme inéluctable, qu'on peut aussi appeler « destin ». La catharsis a d'abord lieu dans le mouvement dramatique où le personnage tragique reconnaît un sens « terrible » à ses actes confus. Et c'est parce qu'il assume la nécessité de son destin, en se la re-présentant, qu'il parvient à purifier l'horreur de ses effets. Secondairement, la purification s'étend au spectateur qui éprouve lui aussi de la « pitié » pour cet autre lui-même qu'est le héros, et de la « terreur » face à l'incontournable mécanisme tragique – deux sentiments à leur tour sublimés dans la reconnaissance de la nécessité formelle de l'œuvre.

La moralisation de la catharsis

La redécouverte de la Poétique, à la Renaissance, va de pair avec une moralisation de la catharsis, sur laquelle s'accordent tous les commentateurs d'Aristote ; les émotions tragiques agissent dans l'âme du spectateur et elles ont pour but de le conduire à la vertu. Cependant, cette conception moralisante s'infléchit en deux courants, le premier d'inspiration stoïcienne, le second plus franchement chrétien.
Historiquement, la version stoïcienne a la préférence des premiers érudits qui font connaître la Poétique : Robortello, Castelvetro, Heinsius. Le spectacle tragique est censé aguerrir le spectateur, l'accoutumer à maîtriser le cours de ses émotions par la comparaison de son sort avec le destin douloureux des héros légendaires. En France, cette conception « sympathique » influence les Réflexions sur la poétique de ce temps (1674) de René Rapin. Et, au siècle suivant, c'est encore elle que Marmontel attribue aux Anciens, dans ses Éléments de littérature (1787), tout en estimant que les Modernes cherchent plutôt dans la tragédie la défiance des passions mauvaises et le progrès moral.
La christianisation de la catharsis remonte au commentaire de la Poétique de Paolo Beni (1613), mais c'est La Mesnardière qui la vulgarise en France dans sa Poëtique (1640). Il y explique que « la juste terreur excitée dans les esprits par les peines des criminels produit un effet profitable par le repentir qu'elle inspire aux vicieux qui la ressentent ». Corneille, dans le Discours de la tragédie (1660), se rallie, non sans circonspection, à cette thèse qui a l'intérêt de réunir les deux « passions » tragiques dans une même logique : « La pitié d'un malheur où nous voyons tomber nos semblables nous porte à la crainte d'un pareil pour nous ; cette crainte au désir de l'éviter, et ce désir à purger, modérer, rectifier, et même déraciner en nous la passion... » Mais Corneille avoue ne pas saisir, chez Aristote, la nature de cette « passion », ni d'ailleurs le sens de la « faute » tragique. Par ce constat d'une belle humilité, il est le premier à rendre compte d'une irréductible distance entre les enjeux du tragique antique et du tragique moderne.

La catharsis moderne introuvable

De fait, après lui, la catharsis n'est plus discutée comme une notion directement applicable au théâtre contemporain. Et cela même si la question des effets affectifs et moraux de la tragédie continue d'occuper la réflexion dramatique, ainsi qu'en témoigne, par exemple, la Lettre sur les spectacles (1758). Rousseau, sans se soucier de l'acception aristotélicienne de ces termes, y récuse la moralité des deux « émotions » tragiques, la « pitié » parce qu'elle est pervertie par le caractère illusoire de ses motifs, et la « terreur » parce qu'elle accoutume les spectateurs « à des horreurs qu'ils ne devraient même pas connaître ». Lessing (qui conviera le spectateur à trouver un « juste milieu » entre les extrêmes de la pitié et de la terreur), Goethe qui en fera dans sa Relecture de la Poétique d'Aristote un moyen de réconciliation de passions contraires, Nietzsche surtout (Naissance de la tragédie, XXII) verront dans la catharsis le ferment de la cohérence esthétique.
Romantiques et postromantiques se mettront en quête d'une forme moderne de catharsis par l'invention d'une esthétique théâtrale ouverte à l'informe et au monstrueux : des thèses d'Hugo sur le grotesque et le sublime dans la Préface de Cromwell (1827) au « théâtre de la cruauté » d'Artaud... Mais, cette esthétique de la rupture, à mesure qu'elle remet en question la notion même de langage dramatique, se coupe de la possibilité d'un ressaisissement cathartique de l'horreur en une forme nécessaire et admise pour tous (Brecht y voit même l'expression de l'aliénation idéologique du spectateur). L'absence de consensus langagier rend ainsi la catharsis moderne introuvable (même si, avec D. Barrucand, on la découvre dans l'oscillation permanente entre le « compris » et l'« éprouvé », la distance et l'identification) et condamne l'expression à vivre dans le temps d'une insoluble terreur. Encore faut-il remarquer que, de nos jours, la catharsis a retrouvé son lieu dans le champ thérapeutique. Car, en proposant au patient, pour dénouer sa douleur, de remonter aux fondements qui ordonnent son histoire, la psychanalyse renoue pour partie avec un grand projet tragique, peut-être indissociable de tout monde de culture.

PSYCHANALYSE

J. Breuer et S. Freud désignent par catharsis dans leur première méthode psychothérapique : la reviviscence d'une situation traumatique libérerait l'affect « oublié » et celui-ci restituerait le sujet à la mobilité de ses passions. Étroitement liée à la pratique de l'hypnose par S. Freud, la notion de catharsis fut abandonnée par lui en même temps que l'hypnose au profit de la règle d'associations libres et de la notion de transfert. Elle connaît à l'heure actuelle un regain d'intérêt en raison du développement de techniques comme le psychodrame, le cri primal et la Gestalttherapie. L'efficacité de la méthode cathartique résiderait dans un travail de deuil que le sujet s'autorise à accomplir en acceptant le retour de son souvenir inaccepté.

Cathartique (méthode)


terme de psychologie
Du grec katharsis, « purification, purgation ». Pour Aristote, c’est l’effet produit chez le spectateur par la tragédie. En psychiatrie, le mot recouvre toute forme de psychothérapie qui recherche la décharge des affects pathogènes et cherche à faire revivre au sujet les traumatismes. Freud, dans ses Etudes sur l’hystérie, a montré que les affects qui n’ont pas réussi à trouver la voie vers la décharge restent « coincés », entraînant des symptômes. La méthode cathartique a donc pour objet de libérer ces affects. Cette « libération » et « l ’ l’abréaction ». les affects cathartiques se retrouvent non seulement dans la psychanalyse, mais aussi dans la plupart des psychothérapies comme le psychodrame, dans lequel le jeu permet une délivrance des conflits intérieurs.
Définition Laplanche J. Vocabulaire de la psychanalyse, 1967 (PUF)
Allemand : kathartisches Heilverfahren ou kathartische Methode
Anglais : cathartictherapy ou cathartic method
Espagnol : terapia catártica ou método catártico.
Italien : metodo catartico
Portugais : terapêtica ou terapia catártica



La méthode cathartique est une méthode thérapeutique qui vise à créer une situation de crise émotionnelle en poussant le patient à évoquer à travers la parole des événements traumatiques et permettant la production de phénomènes d’abréaction.
En 1881-1882,  Joseph Breuer a mis au point une méthode thérapeutique avec la malade Anna O. qui consistait à pousser cette patiente à retrouver, sous hypnose, le souvenir d’une scène traumatisante considérée à l’origine du symptôme. Dès 1882, Breuer évoque ce cas avec son collègue S. Freud (1). Ensemble, ils développent une conception théorique sur le fonctionnement de l’appareil psychique et sur leur procédé thérapeutique qu'ils nomment « méthode cathartique » en s’appuyant sur le concept de « catharsis » d’Aristote. Cette méthode, est étroitement liée à l’emploi de la suggestion et de l’hypnose. Freud abandonne cette méthode pour la remplacer par la méthode psychanalytique caractérisée par les associations libres. Il y a des formes de psychothérapie, comme la narcoanalyse ou le psychodrame (2), qui continuent à employer cette méthode. 
La méthode particulière de psychothérapie que Freud pratique et à laquelle il a donné le nom de psychanalyse est issue du procédé dit cathartique qu'il a exposé, en collaboration avec J. Breuer, dans les Studien über Hystérie publiées en 1895. Cette thérapie cathartique avait été inventée par Breuer et d'abord utilisée par lui dix ans auparavant dans le traitement, couronné de succès, d'une hystérique. L'emploi de ce procédé lui avait permis de se faire une idée de la pathogénie des symptômes de cette malade. Sur la suggestion personnelle de Breuer, Freud reprit ce procédé et l'essaya sur un grand nombre de patients. 
Le procédé cathartique reposait sur l'élargissement du conscient qui se produit dans l'hypnose et présupposait l'aptitude du malade à être hypnotisé. Son but était de supprimer les symptômes morbides et il y parvenait en replaçant le patient dans l'état psychique où le symptôme était apparu pour la première fois. Des souvenirs, des pensées et des impulsions qui ne se trouvaient plus dans le conscient resurgissaient alors et une fois que les malades les avaient révélés, avec d'intenses manifestations émotives, à leur médecin, le symptôme se trouvait vaincu et son retour, empêché. Dans leur travail commun, les deux auteurs conclurent de la régulière répétition de cette expérience que le symptôme remplaçait les processus psychiques supprimés et non parvenus jusqu'au conscient, qu'il représentait une transformation (une « conversion ») de ces derniers. Ils expliquaient l'efficacité thérapeutique de leur traitement par la décharge de l'affect jusqu'à ce moment « étouffé » et qui était lié à l'acte psychique repoussé (« abréaction »). Toutefois le schéma simple de cette opération thérapeutique se compliquait presque toujours, du fait que ce n'était pas un unique émoi « traumatisant », mais la plupart du temps une série d'émois, difficiles à saisir d'un seul coup, qui avaient participé à la formation du symptôme. 
Le trait le plus caractéristique de la méthode cathartique, celui qui la distingue de tous les autres procédés, se découvre dans le fait que son efficacité thérapeutique ne repose pas sur un ordre suggéré par le médecin. On s'attend plutôt à voir les symptômes disparaître d'eux-mêmes, dès que l'opération qui s'appuie sur diverses hypothèses relatives au mécanisme psychique, a réussi à modifier le cours du processus psychique ayant abouti à la formation du symptôme. 
Les changements apportés par Freud au procédé cathartique établi par Breuer consistèrent tout d'abord en modifications de la technique. Elles donnèrent néanmoins des résultats nouveaux pour, en fin de compte, nécessairement aboutir à une conception modifiée, bien que non contradictoire, de la tâche thérapeutique. 
La méthode cathartique avait déjà renoncé à la suggestion. Freud fit un pas de plus en rejetant également l'hypnose. Il traite actuellement ses malades de la façon suivante : sans chercher à les influencer d'autre manière, il les fait s'étendre commodément sur un divan, tandis que lui-même, soustrait à leur regard, s'assied derrière eux. Il ne leur demande pas de fermer les yeux, et évite de les toucher comme d'employer tout autre procédé capable de rappeler l'hypnose. Cette sorte de séance se passe à la manière d'un entretien entre deux personnes en état de veille dont l'une se voit épargner tout effort musculaire, toute impression sensorielle, capables de détourner son attention de sa propre activité psychique. 
Quelle que soit l'habileté du médecin, le fait d'être hypnotisé, on le sait, dépend du bon vouloir du patient, et beaucoup de névrosés sont inaccessibles à l'hypnotisme, il s'ensuit donc qu'après l'abandon de l'hypnose, le procédé devenait applicable à un nombre illimité de personnes. D'autre part, cependant, cet élargissement du domaine conscient qui permettait justement au médecin d'entrer en possession de tous les matériaux psychiques : souvenirs et représentations, favorisant la transformation des symptômes et la libération des affects, ne se réalisait plus. Il s'agissait donc de remplacer l'élément manquant par quelque autre, sans quoi aucune action thérapeutique n'eût été possible. 
C'est alors que Freud trouva, dans les associations du malade, ce substitut entièrement approprié, c'est-à-dire dans les idées involontaires généralement considérées comme perturbantes et, de ce fait même, ordinairement chassées lorsqu'elles viennent troubler le cours voulu des pensées. Afin de pouvoir disposer de ces idées, Freud invite les malades à se « laisser aller », comme dans une conversation à bâtons rompus. Avant de leur demander l'historique détaillé de leur cas, il les exhorte à dire tout ce qui leur traverse l'esprit, même s'ils le trouvent inutile, inadéquat, voire même stupide. Mais il exige surtout qu'ils n'omettent pas de révéler une pensée, une idée, sous prétexte qu'ils la trouvent honteuse ou pénible. C'est en s'efforçant de grouper tout ce matériel d'idées négligées que Freud a pu faire les observations devenues les facteurs déterminants de tout l'ensemble de sa théorie. Dans le récit même de la maladie se découvrent dans la mémoire certaines lacunes : des faits réels ont été oubliés, l'ordre chronologique est brouillé, les rapports de cause à effets sont brisés, d'où des résultats inintelligibles. Il n'existe pas d'histoire de névrose sans quelque amnésie. Quand on demande au patient de combler ses lacunes de mémoire en appliquant toute son attention à cette tâche, on remarque qu'il fait usage de toutes les critiques possibles pour repousser les idées qui lui viennent à l'esprit et cela jusqu'au moment où surgissent vraiment les souvenirs et où alors il éprouve un sentiment véritablement pénible. Freud conclut de cette expérience que les amnésies résultent d'un processus qu'il a appelé refoulement et dont il attribue la cause à des sentiments de déplaisir. Les forces psychiques qui ont amené le refoulement sont, d'après lui, perceptibles dans la résistance qui s'oppose à la réapparition du souvenir. 
Le facteur de la résistance est devenu l'une des pierres angulaires de sa théorie. Il considère les idées repoussées sous toutes sortes de prétextes — pareils à ceux que nous venons de citer — comme des dérivés de structures psychiques refoulées (pensées et émois instinctuels), comme des déformations de ces dernières par suite de la résistance qui s'oppose à leur reproduction. 
Plus considérable est la résistance, plus grande est la déformation. L'importance pour la technique analytique de ces pensées fortuites repose sur leur relation avec les matériaux psychiques refoulés. En disposant d'un procédé qui permette de passer des associations au refoulé, des déformations aux matériaux déformés, on arrive, même sans le secours de l'hypnose, à rendre accessible au conscient ce qui, dans le psychisme, demeurait inconscient. 
C'est sur cette notion que Freud a fondé un art d'interpréter dont la tâche est, pour ainsi dire, d'extraire du minerai des idées fortuites le pur métal des pensées refoulées. Ce travail d'interprétation ne s'applique pas seulement aux idées du patient, mais aussi à ses rêves, qui nous ouvrent l'accès direct de la connaissance de son inconscient, de ses actes intentionnels ou dénués de but (actes symptomatiques) et des erreurs commises dans la vie de tous les jours (lapsus linguae, actes manqués, etc.). Freud n'a pas encore publié les détails de sa technique d'interprétation ou de traduction. Mais d'après ce qu'il en a déjà dit, il s'agit d'une série de règles, empiriquement établies, relatives à la manière dont il convient de reconstituer, d'après les associations, les matériaux inconscients. Freud donne aussi des indications sur la façon dont il faut interpréter les silences du patient quand les associations lui font défaut et relate les résistances typiques les plus importantes qui se manifestent au cours du traitement. Le volumineux travail intitulé La science des rêves, que Freud a publié en 1900, peut être considéré comme une initiation à la technique. 
On pourrait conclure de ces remarques à propos de la technique psychanalytique que son créateur s'est donné beaucoup de mal pour rien et qu'il a eu tort d'abandonner le procédé bien moins compliqué de l'hypnotisme. Mais, d'une part, la technique psychanalytique, quand on la possède bien, est d'une pratique bien plus facile que sa description pourrait le faire croire et, d'autre part, aucune autre voie ne nous mènerait au but visé, de sorte que ce chemin difficile reste, malgré tout, le plus court. Nous reprochons à l'hypnotisme de dissimuler les résistances et, par là, d'interdire au médecin tout aperçu du jeu des forces psychiques. L'hypnose ne détruit pas les résistances et ne fournit ainsi que des renseignements incomplets et des succès passagers. 
La tâche que s'efforce de réaliser la méthode psychanalytique peut se formuler de manières différentes quoique équivalentes dans le fond. On dit par exemple que le traitement doit tendre à supprimer les amnésies. Quand toutes les lacunes de la mémoire ont été comblées, toutes les mystérieuses réactions du psychisme expliquées, la continuation comme la récidive d'une névrose deviennent impossibles. On peut dire également que tous les refoulements doivent être levés ; l'état psychique devient alors le même que lorsque toutes les amnésies ont été supprimées. Suivant une autre formule à plus grande portée, le problème consiste à rendre l'inconscient accessible au conscient, ce qui se réalise en surmontant les résistances. Mais il faut se rappeler que cet état idéal ne s'observe même pas chez les normaux et, ensuite, qu'on se trouve rarement en mesure de pousser le traitement jusqu'à un point approchant cet état. De même que la santé et la maladie ne diffèrent pas qualitativement, mais se délimitent progressivement d'une façon empiriquement déterminée, de même le but à atteindre dans le traitement sera toujours la guérison pratique du malade, la récupération de ses facultés d'agir et de jouir de l'existence. Dans un traitement inachevé, ou n'ayant donné qu'un succès incomplet, l'on obtient, malgré tout, une amélioration notable de l'état psychique général, alors que les symptômes, moins graves maintenant pour le patient, peuvent continuer à exister sans pour autant marquer ce dernier du sceau de la maladie. 
Le procédé thérapeutique reste le même, à quelques insignifiantes modifications près, pour toutes les diverses formations symptomatiques de l'hystérie et toutes les formes de la névrose obsessionnelle. Toutefois il ne saurait être question d'une application illimitée de cette méthode. La nature même de celle-ci implique des indications et des contre-indications suivant les personnes à traiter et le tableau clinique. Les cas chroniques de psychonévroses avec symptômes peu violents et peu dangereux, sont les plus accessibles à la psychanalyse, et d'abord toutes les formes de névrose obsessionnelle, de pensées et d'actes obsédants et les cas d'hystérie dans lesquels les phobies et les aboulies jouent le rôle principal, ensuite les manifestations somatiques de l'hystérie, à l'exception des cas où, comme dans l'anorexie, une rapide intervention s'impose pour supprimer le symptôme. Dans les cas aigus d'hystérie, il faut attendre que s'instaure une période plus calme. Là où prédomine un épuisement nerveux, il est bon d'écarter un procédé qui exige lui-même des efforts, dont les progrès sont lents et qui, pendant un certain temps, ne peut tenir compte de la persistance des symptômes. 
Certaines conditions règlent le choix des personnes susceptibles de tirer grand profit de la psychanalyse. En premier lieu, le sujet doit être capable de redevenir psychiquement normal ; dans les périodes de confusion ou de dépression mélancolique, rien ne peut être entrepris, même lorsqu'il s'agit de cas d'hystérie. En outre, une certaine dose d'intelligence naturelle, un certain développement moral sont exigibles. S'il avait affaire à des personnes peu intéressantes, le médecin ne tarderait pas à se détacher du patient et, de ce fait, ne parviendrait plus à pénétrer profondément dans le psychisme de celui-ci. Des malformations du caractère très enracinées, les marques d'une constitution vraiment dégénérée, se traduisent dans l'analyse par des résistances presque insurmontables. À cet égard, la constitution du patient impose des limites à la curabilité par la psychothérapie. Les conditions sont défavorables aussi quand le malade approche de la cinquantaine, car alors la masse des matériaux psychiques ne peut plus être étudiée à fond, la durée de la cure est trop prolongée et la capacité de faire rétrograder le processus psychique est en voie d'affaiblissement. 
En dépit de toutes ces limitations, le nombre des personnes capables de profiter d'un traitement psychanalytique est immense et l'extension, grâce à ce procédé, de nos possi­bilités thérapeutiques est devenue, de l'avis de Freud, fort considérable. Pour que le traitement puisse être efficace, Freud exige que sa durée soit de six mois à trois ans ; il nous apprend pourtant que, par suite de diverses circonstances faciles à deviner, il n'a généralement pu, jusqu'à ce jour, essayer son traitement que sur des gens très gravement atteints, malades depuis de longues années, devenus tout à fait incapables de s'adapter à la vie et qui, déçus par tous les genres de traitements, avaient recours, en désespoir de cause, à ce procédé nouveau et très discuté. Dans les cas plus légers, il est possible que la durée du traitement puisse être raccourcie et qu'un avantage extraordinaire en puisse être acquis pour l'avenir, dans le domaine de la prophylaxie.

Hervey de Saint-Denys : Les rêves et les moyens de les diriger : 19/19



Troisième partie.

Résumé et conclusion [19/19]

Jetons un regard en arrière, et puis nous fermerons ce volume qui pourrait s’étendre beaucoup encore, mais qui me semble déjà bien long.
Rappelons en peu de mots ce que nous avons essayé d’établir, et quant à la psychologie du rêve en général, et quant aux moyens pratiques d’évoquer ou d’écarter en dormant certaines idées-images, de guider l’esprit dans ses mouvements spontanés ou volontaires, et de conduire enfin ses rêves au gré de ses désirs.
Nous avons dit que nous ne croyions pas au sommeil de la pensée, que nous ne regardions l’exercice d’aucune faculté comme suspendu par le sommeil, que si l’attention était parfois difficile, la volonté affaiblie et les jugements erronés chez l’homme endormi, l’imagination, la mémoire, la sensibilité acquerraient en revanche une puissance d’expansion énorme; de telle sorte que si l’état de rêve ne permet pas de garder ce juste équilibre intellectuel indispensable pour accomplir une œuvre d’esprit en tout point raisonnable, il peut ouvrir du moins, sur le monde idéal, des horizons inconnus dans la vie réelle.
Trois conditions essentielles ont été indiquées pour arriver à se rendre maître des illusions de son sommeil:
1° Posséder en dormant la conscience de son sommeil, habitude qui s’acquiert assez promptement par le seul fait de tenir un journal de ses rêves;
2° Associer certains souvenirs au rappel de certaines perceptions sensoriales, de manière que le retour de ces sensations, ménagé pendant le sommeil, introduise au milieu de nos songes les idées-images que nous en avons rendues solidaires ;
3° Ces idées-images contribuant dès lors à former les tableaux de nos rêves, employer la volonté (qui ne fera jamais défaut quand on saura bien que l’on rêve), pour en guider le développement selon l’application du principe que penser à une chose, c’est y rêver.
Une odeur, une saveur, un contact, un motif musical ont évoqué le souvenir imagé d’une personne ou d’un site. J’ai le sentiment que je rêve, je dirige le mouvement de mes idées sur une route que moi-même je lui ai tracée. Je rêve donc, comme je veux, à ce que j’ai voulu.
La conduite des rêves et la fabrication de la poudre sont des choses qui ne semblent guère de nature à être mises en parallèle. Je n’ai point surtout la prétention d’assimiler les mérites de leur invention respective. Je dirai toutefois qu’il en est un peu des trois éléments psycho-physiologiques ci-dessus indiqués, comme du salpêtre, du soufre et du charbon, ces trois éléments d’une autre sorte. Isolés, ils n’ont rien qui étonne; combinés, ils produisent des effets surprenants.
Une affirmation purement théorique des vertus de la poudre eût été certainement accueillie jadis avec une incrédulité bien grande, et je ne saurais exiger par anticipation plus de confiance dans le résultat des moyens que je propose pour maîtriser les illusions du sommeil. Qu’on veuille bien cependant suivre mes indications précises; qu’on mette de la persévérance à contrôler sciemment ce qu’elles valent, et j’accepte volontiers par avance le jugement qu’on en portera.
Ici, je prévois une objection ou réflexion de quelques esprits positifs. A supposer, penseront-ils, que l’expérience confirme pleinement tout ce qui vient d’être avancé, que chacun soit maître de régler ses rêves et de soumettre pendant la nuit son imagination à sa volonté, quelles seront les conséquences de cette découverte, et quelle en sera l’utilité?
Il me serait permis de répondre à cela que chacun trouvant utile ce qui l’intéresse, le seul résultat de pouvoir rêver à ce que bon lui semble sera jugé de soi-même fort utile par qui conque y prendra son plaisir. Mais je n’entends pas, je n’ai jamais entendu réduire aux proportions d’un simple amusement une méthode applicable aux progrès de la science, autant qu’aux inspirations de la fantaisie. Je rappellerai donc ici que j’ai insisté plus d’une fois, en m’adressant aux médecins et aux psychologues, sur la part d’intérêt que cette méthode doit leur offrir.
Un dernier mot enfin, avant de déposer la plume, pour protester contre cette éternelle comparaison du sommeil et de la mort dont les auteurs anciens et modernes ont fait un si étrange abus. Que ce soit au point de vue matériel ou bien au point de vue matérialiste qu’on l’envisage; que ce soit l’apparence d’un cadavre que l’on veuille chercher dans l’aspect d’un homme endormi, ou bien un exemple de l’anéantissement possible du Moi qu’on imagine trouver dans une absence momentanée de la pensée, une telle comparaison est également fausse à tous égards.
N’est-ce point d’ailleurs une idée bizarre que celle de prétendre comparer une situation qu’on ne connaît guère, avec un autre état qu’on ne connaît pas?
Je préfère de beaucoup le vieil axiome qui nous dit: La vie est un songe. A ceux pour qui c’est un songe pénible, elle laisse du moins l’heureuse pensée de se réveiller dans la mort.

Hervey de Saint-Denys
Les rêves et les moyens de les diriger
France   1867 Édition originale
Les rêves et les moyens de les diriger, Paris, Amyot, 1867.

Hervey de Saint-Denys : Les rêves et les moyens de les diriger : 18/19



Troisième partie, chap. 8

[18/19]
 
Observations diverses pour la confirmation de celles qui précèdent, ou pour l’éclaircissement de quelques dernières propositions.

Sur différentes visions hypnagogiques. — Nouveaux exemples de la façon dont les idées s’enchaînent et dont les images se fondent, se transforment ou se substituent les unes aux autres. — Transitions par substitution de personnes très fréquentes dans nos rêves. — Elles transportent parfois sur la personnalité même de celui qui rêve une action qu’il avait d’abord imaginée en dehors de lui. — Songes bizarres et incohérents en apparence, qui s’expliquent cependant très facilement par les principes précédemment exposés. — Idée principale poursuivie à travers plusieurs idées secondaires. — Deux idées qui marchent de front. — Surprise que peut nous causer, en rêve, notre propre mémoire. — Sorte de dualité morale. — Logique des rêves. — Illusion dont il est difficile de se défendre. — Relations de plusieurs rêves suivis où l’on trouve l’application de quelques principes exposés dans ce volume, en ce qui concerne notamment les moyens d’appeler ou d’écarter certaines visions et de s’observer soi-même en rêvant. — Derniers extraits de mes cahiers, comprenant quelques observations détachées.
A mesure que j’ai avancé dans ce travail, j’ai tiré du journal de mes rêves les observations qui me semblaient le plus nettement appropriées aux diverses questions que j’essayais tour à tour d’élucider. J’ai eu l’occasion d’en rapporter ainsi un assez grand nombre, bien minime cependant comparativement à tout ce que j’ai pu recueillir. Je puiserai donc encore dans mes cahiers quelques relations et quelques notes, les unes venant à l’appui des remarques déjà faites, les autres s’appliquant à des phénomènes psychiques dont j’ai cru saisir le développement et le caractère, mais dont l’explication reste à trouver.
La photographie nous montre aujourd’hui ce que vaut une indication précise, demeura-t-elle inappréciée par celui-là même qui la fournit. Il se publie, sous les auspices de la Société d’Ethnographie, une galerie photographiée de tous les types de la race humaine, à l’aide desquels le physiologiste ou l’anthropologue, le médecin ou l’artiste peuvent aller eux-mêmes à la découverte, grâce à la minutieuse vérité de tous les détails reproduits. Ce que n’eût pas aperçu l’œil de tel peintre dessinant d’après nature, ce qu’eut négligé d’indiquer le crayon d’un autre, ce que n’a même pas soupçonné le praticien qui mit au point la chambre noire peut devenir un trait de lumière pour un observateur plus clairvoyant.
A l’égard de quelques rêves singuliers dont je donnerai l’exacte relation sans explication probante, il sera sous-entendu que je livre cette relation comme une photographie aux investigations de tout chercheur.
Sur les visions du premier sommeil, que l’on a nommées hallucinations hypnagogiques. — C’est un fait constaté, je crois, que les premières illusions du rêve sont presque toujours des hallucinations de la vue. A peine certaines personnes ont-elles fermé les yeux pour s’endormir, qu’elles aperçoivent comme un fourmillement d’images capricieuses qui sont l’avant-garde des visions mieux formées, et qui annoncent ainsi l’approche du sommeil. Tantôt, ces hallucinations représentent des objets déterminés, quelque fantasques et défigurés qu’ils puissent être; tantôt, ce ne sont que de petites roues lumineuses, de petits soleils qui tournent rapidement sur eux-mêmes, de petites bulles de couleurs variées qui montent et descendent, ou bien de légers fils d’or, d’argent, de pourpre, de vert émeraude, qui semblent se croiser ou s’enrouler symétriquement de mille manières avec un frémissement continuel, formant une infinité de petits cercles, de petits losanges et d’autres petites figures régulières, assez semblables à ces fines arabesques qui ornent les fonds des tableaux byzantins.
Celles de ces visions qui nous montrent des objets bien déterminés rentrent à mes yeux dans la catégorie des rêves ordinaires. Quant à celles qui ressemblent plutôt à des feux d’artifice qu’à des réminiscences d’objets réels, si l’on voulait étudier les lois de leur formation, il serait nécessaire de réunir d’abord un très grand nombre de figures fidèlement coloriées, à l’appui d’observations soigneusement faites sur la manière dont elles débutent et se modifient. J’emprunte à mes cahiers et je place au frontispice de ce livre quelques croquis de cette espèce. La gradation des couleurs qu’on y remarque correspondrait-elle à une série de vibrations distinctes, comme celles qui produisent la gamme musicale? La forme des aiguilles régulières (figurées sous le n° 2) ne rappelle-t-elle pas celle de certaines cristallisations naturelles? Questions étranges peut-être, que je me borne d’ailleurs à poser.
Relatons quelques hallucinations de la même famille, mais déjà mieux caractérisées. «Une fumée blanche semble passer comme un nuage épais chassé par le vent. Des flammes s’en échappent par instants, si éclatantes qu’elles impressionnent douloureusement ma rétine. Bientôt elles ont absorbé le nuage; leur éclat s’est adouci; elles tourbillonnent, forment de larges cocardes, noires à l’intérieur, rouges et orangées vers leur bord extérieur. Au bout d’un moment, elles s’entrouvrent graduellement par le centre et ne forment plus qu’un mince anneau doré, une sorte de cadre au milieu duquel je crois voir le portrait d’un de mes amis.»
«Un monticule de couleur verte se dessine au milieu du champ que mes regards intérieurs embrassent. Je distingue peu à peu que c’est un amas de feuilles. Il bouillonne comme un volcan en éruption; il grossit et s’élargit rapidement, au moyen des zones mouvantes qu’il rejette. Des fleurs rouges sortent à leur tour du cratère, en formant un énorme bouquet. Le mouvement s’arrête. L’ensemble est un moment très net; et puis le tout s’évanouit.»
Ce sont là des visions bien embryonnaires. On y retrouve pourtant ce caractère de transition par abstraction des formes sensibles qui leur est commun avec beaucoup de rêves parfaits; d’où nous pouvons juger que nous avons affaire à des phases graduées d’un même phénomène, et non point à un ordre de faits particulier.
Procédons graduellement aussi dans nos exemples, et cette vérité ressortira d’autant plus clairement.
«Je crois apercevoir une haie vivement éclairée, à travers laquelle se montre une jeune fille vêtue de blanc. Peu à peu les branches des arbustes se redressent avec une régularité symétrique. Le feuillage a disparu; la jeune fille est oubliée. Ce que je vois maintenant, c’est une longue corbeille remplie de linge blanc.»
«Un visage criblé de petite vérole m’apparaît d’abord; son aspect me rappelle sans doute celui d’un bois tacheté avec lequel on fabrique des pommes de canne. Les traits s’amoindrissent et s’immobilisent, le teint devient plus sombre; la chevelure est remplacée par une plaque d’or; le cou s’allonge indéfiniment. La métamorphose est accomplie. C’est une canne que j’ai devant moi.»
Les abstractions en vertu desquelles se sont opérés ces changements à vue ne sont-elles pas faciles à saisir?
Une troisième observation que je rapporterai encore appartient évidemment au genre de phénomène que j’ai appelé la superposition d’images. Les deux exemples qui précèdent ont fourni quelques nouvelles preuves du pouvoir qu’a l’imagination de modifier les clichés-souvenirs de la mémoire; celui-ci donnera surtout à réfléchir quant au mécanisme physiologique de nos visions.
«J’étais dans la période transitoire de l’assoupissement au sommeil complet. Je croyais voir un château de style Louis XV, illuminé par un brillant soleil. Tout à coup, l’image d’un autre château très différent s’abaissa, sans la cacher, devant la première. Cette seconde image semblait peinte sur une gaze transparente, que l’on aurait fait danser entre le château Louis XV et mon regard. Elle se releva et redescendit ainsi plusieurs fois de suite, offrant aux yeux de mon esprit le spectacle simultané de deux images superposées, l’une fixe et d’apparence solide, l’autre mobile et diaphane. Cela dura quelques secondes, et le tout disparut.»
Nouveaux exemples de la façon dont les idées s’enchaînent, et dont les images se fondent, se transforment, ou se substituent les unes aux autres, d’après les principes précédemment exposés. — «Je crois jouer avec une petite balle très élastique, recouverte d’une enveloppe de cuir divisée par quartiers de différentes couleurs. L’un de ces quartiers est d’une nuance violette, qui me rappelle celle d’un bâton de cire à cacheter dont je fais usage. L’image de ce nouvel objet remplace aussitôt la balle; mais comme l’idée première, celle déjouer à la balle, persiste, c’est maintenant le bâton de cire à cacheter qui rebondit vivement sur le tapis, sans se casser. L’idée d’un bâton de cire à cacheter ne peut manquer cependant d’entraîner celle d’un objet fragile. Je crains qu’il ne se brise, s’il tombe sur une surface dure. Craindre une chose c’est en avoir la pensée; avoir la pensée d’une chose, en songe, c’est en avoir aussitôt la vision. Je rêve donc que cette singulière balle, venant à frapper le marbre du foyer, a rejailli en plusieurs pièces. Je cherche les fragments pour les réunir. J’aperçois, au coin de la cheminée, un assez gros bâton de couleur grise. Pourtant ma cire était violette, me disais-je, en me baissant pour le ramasser. Un tiers se charge de me répondre. On sait que c’est la forme sous laquelle se manifestent le plus souvent, en rêve, nos propres réflexions. Il me fait remarquer que je ramasse une bûche et non pas un morceau de cire à cacheter. En ce moment, la conscience me vient d’être le jouet d’un songe ridicule. Je fais alors la réflexion que j’ai pu passer de l’idée du bâton de cire à celle de cette bûche, soit par une abstraction de forme ou de mots, soit par une association de souvenirs très naturelle entre le coin d’une cheminée et ce morceau de bois à brûler.»
«Je rêve que je me promène avec un de mes amis, que j’appellerai Maurice. Un commissionnaire, qui arrive par-derrière et qui porte un costume complet de velours bleu, le salue de sa casquette en lui présentant une lettre. Je dis à Maurice: «Retourne-toi donc; un commissionnaire est là qui t’apporte une lettre.» Mon ami se retourne, mais d’un autre côté. «Je ne vois personne, me répond-il. — Je le crois bien, il est derrière toi et tu regardes de côté.» Maurice se retourne cette fois du côté opposé, sans voir davantage l’homme que je lui signale. Pendant ce temps-là, j’avais admiré la bonne mine du commissionnaire, et je m’étais dit intérieurement: «Cet homme ferait un beau carabinier.» Déjà, et selon le mouvement de ma pensée, ce n’était plus un commissionnaire, mais bien un carabinier qui nous suivait. Cependant Maurice, qui s’était tourné à droite et à gauche sans se décider à regarder derrière lui, me répétait toujours: «Je ne vois personne.» Et moi qui commençais à m’irriter de cette gaucherie, je le prenais par le bras avec une certaine vivacité pour le placer en face de celui qui cherchait à l’aborder. Enfin, dans ce même temps si court, l’image d’un carabinier m’avait lait penser à l’un de nos amis communs, officier de carabiniers; et quand Maurice prit enfin la lettre à son adresse, ce n’était déjà plus la main d’un commissionnaire, ni celle d’un soldat, mais bien celle de cet officier, notre ami commun, qui la lui tendait.»
Idée principale persistante; transitions par abstraction; tout cela est très clair.L’exemple suivant paraîtra de la même famille.
«Je crois avoir une discussion avec un douanier piémontais. La figure de ce douanier (tirée de je ne sais quel casier perdu de ma mémoire) me rappelle celle d’un commis libraire auquel j’ai quelquefois parlé. Voilà le commis devenu douanier, sans que la discussion s’arrête. Cependant, la personnalité du commis finit par l’emporter sur celle du garde-frontières. Je passe donc de la douane dans une librairie, où mon rêve se développe tranquillement.»
«Je rêve que je suis dans un hôtel d’une ville étrangère, et que j’y demande quelle est l’heure de la table d’hôte, afin de commander un cheval de selle et d’aller me promener aussitôt après le dîner. L’heure du dîner, que l’on m’annonce, se trouve être celle à laquelle ma famille dîne habituellement à la campagne. Le dîner de la table d’hôte me fait donc penser à celui de notre habitation d’été. La cuisine de cette habitation me revient alors en mémoire; elle m’apparaît; je crois y être. Il en résulte qu’en sortant de cette même cuisine, je crois aussi traverser le vestibule qui la précède, et puis je revois la terrasse sur laquelle ce vestibule donne, et je parcours enfin une allée de parc au lieu de me trouver dans les rues d’une ville étrangère. L’idée originaire, toutefois, ne s’est point évanouie; le cheval que je désirais m’attend à la grille du parc, et mon rêve se continue sur une route du voisinage, avec les incidents que comporte cette nouvelle direction.»
«Je rêve que je viens de prendre un bain de mer et que je me promène sur la plage, une serviette à la main. Je jette cette serviette sur mes épaules en guise de peignoir. Un moment après, je n’ai plus de serviette, mais je me crois drapé dans un large peignoir.»
Ce genre de substitutions par à peu près est très fréquent. La volonté, nous l’avons vu, n’y est pas étrangère, et c’est toujours la pensée qui précède et fait surgir la vision. En voici un nouvel exemple concluant:
«Je me crois dans un bois, défendant avec une branche d’arbre un jeune enfant menacé par une sorte de bohémien. Cet homme est armé d’un long couteau. Je regrette de n’avoir pas sous la main, moi aussi, certain yatagan que je possède. J’ai pensé fortement à ce yatagan; je le vois, je le tiens. Toutefois, l’idée du yatagan a entraîné celle de mon cabinet de travail, où j’ai coutume de le voir. Ici, le changement de décors a complètement rompu la trame principale du rêve. Il n’est plus question du bohémien ni de l’enfant. Le cadre de mon cabinet de travail a fait naître un tout autre tableau.»
«Je donne le bras, en rêve, à la très jolie Mlle V..., que la nuance vénitienne de sa magnifique chevelure a fait appeler quelquefois la belle aux cheveux d’or parmi les personnes qui la connaissent. Ce surnom me revient en mémoire; je crois aussitôt voir cette jeune fille avec des cheveux d’or véritable. D’autres comparaisons analogues se présentent alors d’elles-mêmes à mon esprit. Je me suis dit que les traits de Mlle V... rappelaient la statuaire antique, que son cou était plus blanc que de l’ivoire, que ses lèvres avaient la nuance du corail rosé, et que ses yeux ressemblaient à des saphirs. De ce mouvement d’idées, et du principe de l’immédiate apparition de tout ce que l’esprit imagine, il est résulté précisément le contraire de ce que rapporte la fable de Pygmalion. C’est-à-dire que j’ai cessé de me croire auprès d’une personne vivante, et que je me suis figuré contempler une belle statue formée de matières précieuses, comme était la Minerve du Parthénon.»
«Je me crois devant un miroir, essayant successivement plusieurs chemises dont les cols sont tous dépourvus de boutons. Une comparaison se fait dans mon esprit entre ces cois qu’on ne peut boutonner et des enveloppes de lettres mal gommées qu’on ne peut fermer. La cire à cacheter est le remède à ce dernier ennui. Voici donc que j’allume une bougie; et puis, la première idée se mariant à la seconde, j’imagine comme une chose toute naturelle d’appliquer des cachets sur ma chemise, partout où des boutons devraient se trouver.»
«Je suis dans un café où je déjeune. Je pose sur la table une petite cuillère que je tenais à la main. Mais cette petite cuillère ressemble quelque peu à une clef argentée, qui est celle de mon logis: la voilà métamorphosée en clef. Je la prends et je la mets dans ma poche. Cela m’a donné l’idée de rentrer chez moi. De cette idée à celle de me trouver devant ma porte, il n’y a qu’un éclair. Déjà ma clef tourne dans sa serrure, et je suis transporté instantanément du café à mon domicile.»
Ce mode de transition contredira souvent dans la pratique l’opinion exprimée par M. Lemoine, que lorsqu’un rêve est brusquement interrompu, cela tient toujours à la subite intervention de quelque sensation organique.
Dans le rêve qui vient d’être cité, l’unique ressemblance d’un signe sensible avec un autre a si brusquement interrompu la chaîne apparente des idées, que faute d’avoir saisi ce petit point de soudure on ne pourrait imaginer entre elles la moindre liaison.
Une seule observation de ce genre suffit pour démontrer combien il serait risqué d’affirmer qu’on a passé sans liaison d’un rêve à un autre, uniquement parce que l’on n’a su découvrir entre eux aucun trait d’union.
«J’ai froid dans mon lit. Je rêve que je suis sorti sans paletot par un temps de neige, et je veux boutonner du moins ma redingote. Ce mouvement que je crois faire dirige les yeux de mon esprit vers la chaîne de montre qui doit se rencontrer sous mes doigts, dans l’acte de boutonner ma redingote. La chaîne de montre appelle l’idée d’un médaillon qu’elle supporte. Ce médaillon me remémore un souvenir qui en est solidaire. Ce souvenir entraîne des idées toutes différentes du froid, de la neige, et d’une course à travers les rues. Ces nouvelles idées forment un nouveau rêve. J’ai passé d’un premier à un second ordre de faits sans transition sensible, mais non pas sans transition logique, comme on en peut juger.»
«Je vois d’abord Louis-Philippe (ce rêve remonte à 1846). Une association d’idées s’opère entre le chef de la dynastie de Juillet et son symbole; voilà Louis-Philippe changé en coq. Un huissier cependant s’approchait pour remettre une lettre au roi-citoyen, dans l’instant où la métamorphose s’est effectuée. Cette idée ne s’est point évanouie, mais elle s’est modifiée. La lettre et le plateau sur lequel on l’apportait se sont changés en une corbeille remplie de grain, que l’huissier présente très gravement à l’oiseau gaulois.»
«Je me crois à dîner et je murmure à propos d’un plat qui m’est servi: «Cela est dur comme une semelle de botte.» Une semelle de botte prend aussitôt dans mon assiette la place du mets qui s’y trouvait.»
«Une pipe figurant une tête humaine apparaît, je ne sais comment, dans un de mes rêves. Le visage qu’elle représente me rappelle celui d’une personne de ma connaissance. La pipe disparaît, et je vois alors ce personnage avec une sorte de fourneau dans la cervelle. Une fumée blanche s’élève du sommet de son crâne, et comme je suis parti d’une idée où cela était tout naturel, je ne m’en étonne nullement.»
Le rêve sera moins étrange, si les substitutions sont moins hétérogènes; mais ce sera toujours la même opération de l’esprit.
«Je rêve que je suis en voiture avec une actrice d’un théâtre dans le foyer duquel je vais assez fréquemment. Cette actrice m’en rappelle une autre. Cette seconde, une troisième, et ainsi mon esprit passe en revue tout le personnel féminin de la troupe, et je crois voir successivement assises à côté de moi ces différentes personnes à mesure que leur visage se présente à ma pensée, et cela, sans que l’idée principale de la promenade en voiture se modifie, comme aussi sans que je m’aperçoive de cette continuelle substitution.»
Je parlais un peu plus haut des transitions par substitution de personnes, et de ce mouvement spontané de l’esprit qui nous porte à nous mettre nous-mêmes, en rêve, au lieu et place des gens dont la situation imaginaire nous intéresse. Mon journal contient dix-sept exemples de ce phénomène hypnologique, neuf où je m’assimile des situations plus ou moins pénibles, huit où je prends tour à tour la place d’un acteur au théâtre, d’un orateur en présence d’une foule passionnée, d’un monarque oriental au milieu de son harem, etc.
Je trouve enfin dans ce même journal deux rêves indiquant qu’il faut attribuer au même phénomène un genre de songe, bizarre entre tous, que plusieurs auteurs ont mentionné comme ayant été fait par quelques personnes, tout en déclarant que cela leur semblait vraiment bien difficile à expliquer. Je veux parler du cas où l’on rêve, si l’on est homme, qu’on est devenu femme, et réciproquement, si l’on est femme, qu’on appartient au sexe masculin. Voici les deux observations que j’ai consignées:
«Je rêve que j’aperçois une jeune apprentie les cheveux épars et horriblement maltraitée par un cordier, son patron. (J’avais lu dans les journaux, la veille ou l’avant-veille, un procès révélant des faits de cette nature qui m’avaient fort indigné.) La jeune fille avait à la main un maillet. Je m’irritais de ce qu’elle se laissât battre sans se défendre; je ne pouvais aller à son secours, je ne sais pourquoi, et je lui criais vainement de frapper à son tour. Tout à coup, c’est moi qui me trouve être l’apprentie; j’ai assené avec rage un coup de maillet sur le front de l’homme odieux qui me torturait. Je le contemple sanglant et renversé. Je crains ensuite qu’on ne m’arrête; je relève mes cheveux, je les noue derrière ma tête, je fuis et je prends garde d’accrocher ma robe aux fourches de bois sur lesquelles s’étirait le chanvre tordu.» J’avais quatorze ans quand je fis ce rêve.
Dans la seconde observation, de date beaucoup plus récente, c’est encore une situation très pénible que je m’assimile.
«J’étais chez des sauvages, Indiens ou Indous, je n’en sais rien. Sur un bûcher était attachée une jeune femme à demi nue, dont la beauté stimulait encore le profond sentiment de pitié qui me pénétrait. Des langues de feu effleuraient déjà ses jambes finement profilées. Ce spectacle me navrait. Je me figurais toutes les angoisses et toutes les pensées tumultueuses que cette malheureuse devait avoir. Même phénomène que précédemment; même transposition, inconsciente dans son accomplissement, bien caractérisée néanmoins dans son résultat. Je me crois de bonne foi cette femme exposée au supplice du feu. J’ai personnellement toutes les émotions que je lui prêtais. Puis, par un de ces revirements d’idées si fréquents en songe, et qui prouvent, soit dit en passant, combien l’attention peut y être vive, puisqu’elle va jusqu’à paralyser toute réflexion, j’en étais à oublier ma terrible situation dans la contemplation admiratrice de mes propres formes, quand le sentiment de la vérité se faisant jour, la conscience d’une si folle illusion me réveilla.»
Le rêve suivant nous fournit l’exemple d’une idée principale dominant plusieurs idées secondaires, à travers lesquelles elle se poursuit.
«On m’annonce la visite d’une cantatrice qui demande à me parler. En ce moment j’ai quelqu’un dans mon cabinet; je la fais prier d’attendre un instant dans une autre pièce, et je me rappelle aussitôt que j’ai entendu chanter cette artiste dans un opéra où la scène représentait un magnifique palais. Il en résulte qu’en ouvrant la porte de mon cabinet pour aller au-devant de ma visiteuse, je la rencontre sous le portique d’un palais assyrien. Je m’entretiens avec elle. J’apprends que ce qu’elle attend de moi, c’est un article. Je songe immédiatement à l’imprimerie du journal où j’écris. Voilà que nous causons maintenant dans cette imprimerie, et que je l’engage à parcourir elle-même l’épreuve du feuilleton qui peut l’intéresser.»
Donnons quelques nouveaux exemples d’incohérence superlative. Si puérils qu’ils soient, ils portent leur enseignement dans leur extravagance même, puisqu’ils nous montrent qu’il n’est si stupide imbroglio qui n’ait sa raison d’être dans l’association rationnelle de nos idées, et qui ne puisse par conséquent s’expliquer sans recourir à la facile théorie des vibrations spontanées de notre cerveau.
S’il arrive cent fois pour une qu’on ne parvienne pas à débrouiller les fils enchevêtrés d’une trame désordonnée, le fait de les ressaisir une fois sur cent ne demeure pas moins comme une très forte présomption qui permet de juger du connu à l’inconnu, ou si l’on veut du saisi à l’insaisi.
Je commence par des rêves empruntés aux premiers cahiers de mes notes journalières; on ne s’étonnera pas s’ils sont passablement enfantins.
«J’avais entendu dire que les joues de la petite fille d’une de nos voisines ressemblaient à des pêches veloutées. Cette comparaison n’était pas neuve, mais c’était la première fois que je l’entendais faire et elle m’avait frappé. Je rêve, la nuit, que j’ai cueilli à l’espalier une énorme pêche qui est l’exact portrait de ma petite voisine. Elle me paraît excellente, et je suis bien persuadé que c’est un fruit véritable; cependant, je n’ose ni la diviser, ni la mordre: je crains de commettre une action cruelle, et tout en luttant contre mes propres hésitations, je ne parviens pas à les vaincre, car les deux sentiments qui se combattent ne peuvent se fusionner comme les deux images qui les inspirent. Je subis donc passivement cette confusion monstrueuse, sans me rendre compte de sa bizarrerie, et partant sans m’en étonner.»
Deux idées disparates qui marchent ainsi de front sont un phénomène très fréquent dans nos songes, et l’une des sources principales d’incohérence. Elles se concilient autant qu’elles le peuvent, ce qui n’est pas beaucoup dire en mainte circonstance, et l’esprit accepte généralement avec beaucoup de complaisance les anomalies qui en sont le résultat. Exemple: «Deux juments de même robe m’apparaissent en songe, formant un attelage parfaitement assorti. Je les compare à deux sœurs jumelles. Ce sont alors deux jeunes filles qui tantôt traînent la voiture et tantôt me semblent assises dans cette voiture. On les conduit ensuite à l’écurie, où elles se trouvent couchées dans des lits très blancs.»
Une charmante artiste me dit un jour: «Il faut que je vous raconte un singulier rêve que j’ai fait. J’ai rêvé cette nuit qu’un énorme lion blanc était entré dans ma chambre. J’en avais d’abord une peur effroyable. Il sautait d’un meuble sur un autre et je ne savais où me réfugier; pourtant, comme il s’approchait de moi d’un air très aimable, je cessai d’en avoir peur, je me mis à le caresser, et je jouais même avec lui quand je me réveillai.»
Je savais que cette artiste possédait un gros chat blanc, et j’appris de sa bouche qu’elle était allée au Cirque, deux jours avant de faire ce rêve, pour y voir un dompteur de lions.
«J’imagine voir une dame en tenue d’hiver, avec son manchon. Je pense à la fine tête de l’animal à qui cette fourrure appartint. Une tête de martre remplace aussitôt celle de la dame, et cette figure à la Grandville passe tranquillement devant moi, le manchon à la main.»
Dans ces deux derniers rêves, il y a mariage complet, fusion franche entre les deux ordres d’idées évoquées simultanément.
Voici encore un rêve qui ne laisse rien à désirer pour l’extravagance, mais dont je crois cependant avoir suivi pas à pas tout le développement:
«Je me sentais glisser dans un abîme au fond duquel, à une énorme profondeur, j’apercevais des flammes presque obscures, tant elles semblaient étouffées par une épaisse fumée noire qui les enveloppait. J’étouffais moi-même et j’étais aussi très effrayé. J’arrive au fond du précipice. Je plonge dans ces flammes et dans cette fumée sans éprouver aucun mal, et je me trouve au milieu d’une vaste cave, où deux cuisiniers en bonnets blancs s’occupaient à griller, non du café sur des charbons, mais des charbons sur du café embrasé. Je me sentais très fatigué. Mon lit était là, je ne sais comment. Je voulus me coucher, et l’un des cuisiniers bassina mon lit avec sa machine à torréfier, non du café, mais du charbon. Je trouvai cela très naturel, et je ne m’étonnai pas davantage de lui voir ouvrir ensuite sa machine, en jeter le contenu par terre et ramasser un des morceaux de charbon qui se brisaient en tombant pour savoir quelle heure il était. Chaque cassure ronde de ces morceaux de charbon offrait l’aspect d’un cadran de montre, tout noir il est vrai, mais très bien dessiné et marquant très bien l’heure. Je vis ainsi qu’il était minuit juste. Au même instant, les murs du souterrain s’entrouvrirent et j’aperçus une grande place déserte, avec une cathédrale sombre en perspective, se détachant sur un ciel blafard. J’eus alors comme le sentiment qu’il allait se passer quelque chose d’horrible, et l’émotion que j’en éprouvai me réveilla.»
Le point de départ fut, je crois, une cause pathologique. J’étais sous l’influence d’une oppression réelle qui me rappela tout d’abord, par analogie de sensation, ce que j’avais éprouvé quelques mois auparavant en visitant des mines, où l’on descendait d’une manière aussi rapide que peu rassurante. Deux choses m’avaient particulièrement frappé dans ma visite à ces mines: l’obscurité qui régnait dans certaines galeries, et le danger du feu quand il y prenait. Je suis persuadé que le mariage de ces idées produisit ce mélange de flammes et d’obscurité que je crus traverser.
De la fumée noire du milieu de laquelle s’élancent quelques jets de flammes, c’est une vision que j’ai eue souvent de mes fenêtres, alors que mon voisin l’épicier brûlait son café. Ajoutez à cela le souvenir d’une querelle dont je fus un jour témoin entre cet épicier et un cuisinier de ses pratiques qui lui reprochait de lui avoir vendu du charbon au lieu de café, tant ce café était réduit en charbon. Déjà le deuxième tableau du rêve s’explique. Peut-être me demanderez-vous pourquoi deux cuisiniers? A cela je vous répondrai que je n’en sais rien, mais que c’est un détail de peu d’importance. Quant à l’idée du souterrain, elle est évidemment solidaire de la première impression du songe: descendre dans un lieu profond.
Nous arrivons à une seconde phase, différant notamment de la première en ce qu’aucune image effrayante ne tient plus mon attention captive. J’ai dit plus haut que je regardais ce rêve comme un peu morbide. Il est donc très naturel qu’un sentiment de fatigue réelle m’ait inspiré l’idée de me coucher dans un lit bassiné. La machine à torréfier le café jouant le rôle de bassinoire est un de ces faits de confusion par analogie d’images dont il a déjà été question. Jeter le charbon après qu’il a servi, cela est dans l’ordre. Voir un cadran de montre dans la cassure de chaque morceau de charbon, voilà qui est plus bizarre; mais si j’ai choisi ce rêve pour être un de ceux que j’analyse, cela tient précisément à ce qu’il m’a été donné, je crois, d’en pénétrer à peu près tous les détails. J’avais remarqué quelques jours auparavant, chez un marchand de curiosités, une sorte de joujou en ébène sculpté figurant un morceau de charbon dont les deux bouts laissaient voir, en se divisant, d’un côté une boussole et de l’autre un petit cadran astrologique constellé de signes cabalistiques. Je ne doute point que cette réminiscence n’ait amené toute la fin de mon rêve, par une filière ininterrompue d’idées dont la parenté est dès lors facile à saisir.
Quand l’association spontanée des idées, et surtout des idées-images, s’opère au moyen de certaines abstractions que l’esprit saisit pour ainsi dire à son insu, il en résulte pour le dormeur un sentiment de surprise analogue à celui que nous cause, dans la vie réelle, tout incident inattendu.
Je rêve que l’on sonne à ma porte. J’ouvre, et je vois une figure inconnue, ou bien quelque personne à qui je n’avais point pensé depuis bien longtemps. Évidemment, quelque menue circonstance, la forme de la porte, ou sa couleur, ou la manière dont je l’ai ouverte, ou quelque légère sensation interne ont été l’occasion subtile de cette évocation imprévue; mais, grâce à l’entière spontanéité de cette opération mentale, la surprise est réelle pour le moi qui réfléchit.
J’ai parlé, à l’article de l’imagination et de la mémoire, d’une sorte de dédoublement moral qui s’opère en songe, alors que nous croyons causer ou discuter avec quelque personnage imaginaire, sans nous douter que nous faisons à nous seuls tous les frais de la conversation ou de la discussion.
En voici deux nouveaux exemples dont l’un vient simplement à l’appui de ceux qui ont été donnés, tandis que l’autre nous montre une illusion d’un caractère particulier.
«Je rêvai que je lisais à un écrivain de mes amis un article en manuscrit, sur lequel je désirais avoir toute sa pensée. Il m’interrompait donc chaque fois qu’il trouvait quelque chose à reprendre, opinion, phrase ou mot mal choisi. De mon côté, j’adoptais ou je discutais successivement les modifications proposées. Tantôt la critique me paraissait très juste, tantôt j’accusais mon juge d’un peu de partialité dans le sens de certaines tendances que je lui connaissais. Je ne pus me rappeler en m’éveillant le contexte entier de cette composition débattue, mais je me souvins très bien de plusieurs passages où j’avais vraiment saisi avec des nuances d’appréciation surprenantes, et ce que j’aurais pu écrire sur tel ou tel sujet, et ce que l’ami consulté par moi en aurait pensé.
«Je me crois en voiture avec une dame. Cette dame, je la vois pour la première fois et cependant, chose bizarre, j’ai, sans m’en étonner d’ailleurs, le sentiment qu’elle est moi-même ou de moi-même. Nous nous rendons ensemble chez quelqu’un de notre connaissance, à qui nous devons une visite ennuyeuse, mais obligatoire. Chemin faisant, ma compagne propose de remettre l’accomplissement de ce devoir à un autre jour. Elle a, dit-elle, mal à la tête et besoin de se promener au grand air. Je réponds que ce mal de tête n’est qu’un prétexte, que je sens fort bien qu’il est très léger, et qu’il faut aller faire notre visite quand même.»
Ce que j’ai dit de certains rêves prophétiques, qui ne sont merveilleux qu’en apparence, trouvera surtout son application à l’occasion de ces monologues dialogues, par lesquels on aura remarqué d’ailleurs que beaucoup de nos rêves commencent. En agitant les questions contradictoires que nous nous posons à nous-mêmes, nous parcourons le champ des éventualités, nous mettons en action les hypothèses que nous avons formées, et pourvu que notre esprit ait prévu juste, nous avons précisément rêvé l’avenir.
J’ai, dans mes notes, sept exemples assez remarquables de ces sortes de prévisions; mais il est évident qu’on n’y saurait attacher plus d’importance qu’à la sûreté de ses propres jugements. Il arrive d’ailleurs qu’on rêve alternativement le pour ou le contre, selon que le cours des idées a suivi de préférence telle ou telle direction.
A l’égard des rêves provoqués par des causes physiques, leurs pronostics pourront avoir plus de valeur, puisqu’il peut y avoir cause efficiente réelle. Sans revenir aux rêves morbides et aux sensations internes, je citerai deux petits faits encore, attestant l’extrême finesse de certaines perceptions sensoriales chez l’homme endormi.
On était à l’automne d’une année où la douceur de la température s’était prolongée très tard. Rien n’avait fait prévoir aucun changement dans l’atmosphère. «Je rêve que je viens de me lever, et que j’aperçois les gazons devant mes fenêtres, tout recouverts de gelée blanche. Je me réveille, et je puis constater que mon rêve était une réalité.»
«Une autre fois que j’avais dormi fort avant dans la matinée, je rêve que je viens prendre place au déjeuner de famille, et que deux renards à la broche figurent parmi les plats qu’on nous a servis. Rien de semblable, bien entendu, ne se réalise à l’heure du déjeuner véritable; mais j’apprends qu’on avait pris, le matin même, et apporté à la cuisine toute une nichée de petits renards vivants.» Ma chambre est assez loin de la cuisine, mais est-il supposable que le rapprochement d’un rêve aussi bizarre et d’un incident aussi exceptionnel puisse être le résultat d’une simple coïncidence? N’est-il pas, au contraire, à peu près certain que l’odeur sauvage des jeunes renards, combinée avec celle des fourneaux de la cuisine, a dû monter jusqu’à moi, si ténue qu’elle pût être, et qu’il faut voir dans ce singulier rêve le produit complexe d’une exquise perception de l’odorat?
Logique des rêves. — «Dans un chemin rural, qui borde une large rivière, je vois arriver et défiler devant moi un régiment, musique en tête. Toutefois, et bien que cette musique passe tout à fait à côté de moi, bien que je distingue chaque musicien dans l’attitude d’un homme qui joue de son instrument, je n’entends pas le moindre son. Ma mémoire, je suppose, ne retrouvait en cette circonstance qu’une réminiscence sensoriale de la vue; aucune marche militaire ne me revenait à l’esprit. Mais, pour voir passer des musiciens sans les entendre, il faut qu’ils soient très loin de nous. N’est-ce pas à cette logique instinctive que je dois attribuer un brusque changement qui s’est opéré dès lors dans mon rêve? Ce n’est déjà plus à côté de moi que le régiment défile, c’est sur l’autre rive du fleuve que je me figure le suivre des yeux.»
«Je rêve que j’arrange mes cheveux devant une glace, au moment de sortir pour me rendre à une invitation de bal. (La scène se passe dans mon domicile actuel, où je suis installé depuis six ans.) Le désordre de ma chevelure est tel que je juge indispensable de faire appeler un coiffeur, mon voisin. En l’attendant, ne sachant pas au juste s’il pourra venir, j’essaye toujours de faire manœuvrer moi-même le peigne et la brosse; et je parviens notamment à pratiquer, sur un côté de ma tête, une raie très nettement tracée. Mais il y a près de dix ans que j’ai abandonné ce genre de coiffure. Son aspect me reporte au temps où j’habitais une autre maison; le tableau change donc avec le mouvement de ma pensée. C’est maintenant dans mon ancien logement que se poursuit mon rêve, et quand le coiffeur que j’avais fait demander arrive, ce n’est plus ce voisin auquel j’avais songé d’abord, c’est un autre coiffeur qui venait chez moi jadis et qui est mort depuis déjà longtemps. Ces modifications, d’ailleurs, ne m’ont point empêché de poursuivre l’idée principale, celle du bal où je dois aller.»
A côté de ces faits et de beaucoup d’autres analogues, je remarque toutefois la répétition fréquente d’un phénomène tout opposé. C’est une extrême difficulté à reconnaître, même dans les rêves où j’ai parfaitement la conscience de mon sommeil, que quelque compagnon imaginaire n’en partage pas les illusions avec moi, qu’il n’est, lui aussi, qu’une ombre faisant partie de la vision. Je songe, par exemple, que je visite la tour d’une église avec un de mes amis, et qu’un panorama splendide se déroule à nos regards émerveillés. Je sais très bien que ce n’est qu’un rêve, et cependant je dis à l’ami qui m’accompagne: «Souviens-toi bien de ce rêve, je t’en prie, afin que nous en causions demain quand nous serons réveillés.»
Relations de plusieurs rêves suivis, où l’on trouve l’application de quelques principes exposés dans ce volume, en ce qui concerne notamment les moyens d’appeler ou d’écarter certaines images et de s’observer soi-même en dormant. — «Je descends d’abord par une sorte d’escalier souterrain, je traverse une très vieille église, puis je me trouve à l’entrée d’un bal champêtre de paysans bretons. De là, en suivant une allée d’arbres touffus, je pénètre dans un autre jardin plus grand, ou plutôt dans un véritable village de jardins, c’est-à-dire dans un site où s’échelonnaient une infinité de petites maisons ayant chacune leur jardin enclos de murs et de haies, avec de petites rues en escalier pour y arriver. Je remarque une de ces maisons qui renfermait un pensionnat de jeunes filles, toutes gracieuses, toutes vêtues uniformément; elles se promenaient dans leur jardin dont la porte restait ouverte. Après les avoir regardées un moment, je reviens sur mes pas par la même route; je traverse de nouveau le bal champêtre et la vieille église, et je me retrouve au bas de l’escalier souterrain par lequel j’étais descendu. J’ai de la peine, toutefois, à distinguer les premières marches, et je m’aperçois bien que je suis sur le point de me réveiller, les objets cessant d’être très nets et un certain sentiment des sensations réelles extérieures (lequel sentiment m’avait averti que je rêvais) augmentant peu à peu d’intensité. L’idée me vient d’essayer de retenir le sommeil par la fixité du regard et par une immobilité imaginaire, ainsi que maintes fois je l’avais déjà pratiqué. Je m’assieds donc au bas de l’escalier, je m’efforce de demeurer bien immobile, je fixe les yeux sur ma main droite, et j’attends pour savoir qui l’emportera du sommeil ou du réveil. Je sens alors passer en moi (et surtout le long de la colonne vertébrale) comme une ondulation magnétique, comme une sorte de frisson courant de haut en bas, qui m’engourdit progressivement et qui paraît m’alourdir la tête; quelque chose d’analogue à ce que produit un commencement d’ivresse. Bientôt, ma main sur laquelle j’avais fixé mes regards sans en distinguer d’abord parfaitement la couleur et la forme, m’apparaît, au contraire, de plus en plus vivement et nettement éclairée. Il semble que le soleil l’éclairé, illuminant aussi devant moi quelques pierres de la muraille dont les moindres détails redevenaient apparents. Je me hasarde à tourner la tête. Le corridor souterrain n’est pas moins bien éclairé. Je me lève, je veux essayer de recommencer la même promenade par le même chemin, pour vérifier jusqu’à quel point je pourrais revoir mentalement les mêmes choses, et les rêver par conséquent une seconde fois. Je traverse l’église comme précédemment, puis le même bal où je retrouve les mêmes paysans bretons et je m’engage dans la même allée d’arbres touffus. Chemin faisant, sachant parfaitement que je rêve, je pense aux idées de M. Maury; je me demande quel serait à son avis la portion de mon encéphale qui se maintient ainsi éveillée. Il faudrait bien, me disais-je, qu’il trouvât mon cerveau éveillé tout entier, car je me crois sincèrement en ce moment la plénitude de mes facultés intellectuelles, je sens que je puis raisonner et me souvenir. Ce que j’ai lu sur les théories matérialistes, et ce que je me propose de noter au sujet de ce rêve s’offrent très clairement à mon esprit. Je fais même ce raisonnement que les images qui m’apparaissent, dans ce songe, ne me sont pas plus imposées que les images qui s’offrent réellement à mes yeux quand je suis éveillé; que je garde aussi bien mon libre arbitre de tourner à droite ou à gauche, de fixer mes yeux dans une direction ou dans une autre, etc., et enfin d’amener certaines scènes ou de provoquer certaines visions, suivant que je voudrai ou ne voudrai pas agir mentalement en conséquence. Exemple: si je veux briser une branche de ces arbres que je crois voir, elle m’apparaîtra brisée. Si je ne le veux pas, elle gardera aux yeux de mon esprit son apparence intacte. En quoi le rêve diffère-t-il ici, pour moi, de la réalité? Je me souviens, je raisonne, je veux, je ne veux pas; je ne suis pas même le jouet de l’illusion qui me captive. Si les actes de ma volonté ne sont pas suivis d’efforts réels, c’est uniquement parce que mes organes au lieu d’obéir réellement à ma pensée n’en font que le simulacre, mais le phénomène psychologique est le même. Ainsi serait une machine à tisser qu’on ferait fonctionner dans le vide. Je songe aussi que, dans cet état de rêve lucide où je me sens, ce serait évidemment la pensée qui appellerait le signe, l’image, et ferait exécuter le mouvement fibraire correspondant, s’il est indispensable; et non pas le signe, l’image, le mouvement fibraire qui imposeraient leur idée solidaire, ainsi que M. Maury le suppose. La fantaisie avait ici, comme la réalité, son libre arbitre, et l’initiative demeurait à ma volonté. Je raisonnais ainsi, tout en suivant l’allée qui devait me conduire au but de ma promenade imaginaire. J’arrivai au village des petits jardins; mais il me fut impossible d’y retrouver mon premier chemin. Égaré dans un labyrinthe de nouveaux sentiers, je cherchais à découvrir le pensionnat déjà visité, doublement curieux de voir s’il m’apparaîtrait encore malgré la fausse route que je venais de faire dans mes réminiscences. Mais je sentis le désengourdissement commencer, tandis que les images se décoloraient et devenaient confuses. En vain je m’efforçai de retenir une seconde fois le sommeil; je ne parvins qu’à le prolonger de quelques secondes. Une première sensation réelle se réveilla dans ma main droite; elle s’étendit rapidement à toute ma personne. J’ouvris les yeux, je pris une plume, et j’écrivis immédiatement ceci:
«Je me crois à la campagne. Je reviens d’une promenade à cheval. J’arrive devant la grille de notre habitation, et je vois des ouvriers occupés à déraciner les vieux tilleuls qui en font l’ornement. Ma surprise et mon irritation sont extrêmes. Je veux descendre de cheval pour aller leur parler de plus près; mais en voulant faire le mouvement de passer la jambe par-dessus la selle, je fais un effort de muscles réel, lequel a pour résultat d’altérer la profondeur de mon sommeil et de me faire sentir, un moment, que je suis dans mon lit et non ailleurs. Je dors toujours cependant. Je veux marcher vers les ouvriers; mais les images du songe ne sont plus si précises. Ayant conscience de mon état et jugeant l’occasion favorable à la poursuite de mes expériences, j’attache fixement mon regard sur le sol; je concentre toute mon attention sur quelques brins de gazon, dont la vision redevient un instant très nette. Toutefois, l’idée que je suis vraiment dans ma chambre et dans mon lit ne peut plus être écartée. Je pense qu’au lieu de gazon, c’est un tapis que je devrais voir. Penser à un objet, répéterons-nous toujours, c’est le voir. Je vois donc ce tapis; je suis transporté dans ma chambre, et tout en oubliant le raisonnement qui m’y a conduit, car le sommeil a repris toute son intensité, c’est de là que mon rêve reprend sa vivacité et se continue.»
Trois points me paraissent dignes d’attention dans ce dernier rêve: 1° l’effort réel qui a suivi la manifestation de ma volonté et le sentiment que j’en ai eu; 2° la préoccupation de ma situation véritable qui a dominé mon désir de continuer le premier rêve, de même qu’il nous arrive parfois, dans la vie éveillée, de ne pouvoir secouer une forte préoccupation; 3° une circonstance particulière que je n’ai pas mentionnée dans la relation qui précède, mais dont j’avais pris note néanmoins, c’est qu’ayant bien examiné les tilleuls de mon rêve, alors qu’ils m’apparaissaient avec une netteté minutieuse, je gardai suffisamment le souvenir de la disposition de leurs troncs et de leurs branchages pour pouvoir constater ensuite, dans la journée qui suivit ce rêve, qu’entre ces visions et l’aspect des tilleuls véritables il n’y avait pas identité. L’œuvre de l’imagination était donc ici manifeste, soit que cette faculté ait eu le pouvoir d’inventer complètement les arbres qu’elle avait offerts à mes regards internes, soit que, tirant parti de quelque cliché fourni par la mémoire, elle ait su le modifier, l’approprier à l’emploi qu’elle en voulait faire et l’encastrer enfin dans le tableau.
J’ai parlé de la façon de rappeler dans un songe certaines impressions agréables, et j’ai dit aussi que pour écarter brusquement une illusion pénible, alors qu’on a le sentiment que ce n’est qu’une illusion, il suffisait le plus souvent de fermer les yeux (en rêvant). L’observation que je vais rapporter nous montre comment un courant d’idées-images peut être modifié. «Ayant rêvé une première fois, sans qu’il me soit possible de deviner par quel caprice de mon imagination, que j’avais senti un mouvement autour de mon cou, dans ma cravate, et qu’en y portant la main je m’étais aperçu que j’avais pour cravate un serpent, cette impression m’avait été horriblement désagréable, et la moindre réminiscence ramenait désormais ce rêve qui devenait ainsi mon cauchemar. J’avais bien le sentiment que ce n’était qu’un songe, mais le retour de l’illusion était si rapide que je n’avais aucun raisonnement à lui opposer. Je vis là l’occasion d’une expérience. Je pris une ceinture de cuir remplie de plomb de chasse, qui roulait et se déplaçait à chaque mouvement avec un frémissement très sensible; et je mis pendant plusieurs jours cet appareil autour de mon cou, aux heures où je ne craignais point d’être surpris par quelque visite dans un si singulier accoutrement. J’enlevais d’ailleurs et replaçais fréquemment cette singulière cravate, en prenant soin d’en retirer et d’y remettre de temps en temps quelques charges de plomb. Or, il arriva ceci: qu’au premier retour, en rêve, de cette sensation de frémissement qui précédait toujours l’illusion pénible que j’ai décrite, je me souvins instantanément et du faux serpent et de son contenu, et des diverses notions accessoires qui s’y rattachaient; de telle sorte qu’au lieu de voir se renouveler la vision redoutée, je m’imaginai d’abord que je détachais moi-même la cravate inoffensive, et puis que je chargeais tranquillement un fusil, tandis que deux chiens tournaient et sautaient autour de moi. Bientôt, j’entrais en conversation avec un de mes amis, chasseur déterminé, dont l’association des idées avait très naturellement évoqué l’image. Mon rêve prit dès lors une tournure qui n’avait rien de désagréable. Il revint une nuit encore, dans des conditions analogues, et enfin ne reparut plus.»
Je pourrais citer dix combinaisons du même genre, presque toutes suivies de succès; mais ce seul exemple suffira pour mettre chacun sur la voie des moyens pratiques à expérimenter. Passons à d’autres observations qui ne sont point sans quelque parenté avec la précédente, puisqu’il s’agit toujours d’idées et d’images dont on peut préparer et régler l’association, en vue de diriger ses propres rêves.
Je possédais un album chinois qui représentait toute une série de palais, de paysages et de scènes plus ou moins fantastiques, le tout figuré avec une conviction divertissante et avec une grande vivacité de couleurs. On voyait un Sardanapale de la race jaune gravement assis au milieu d’un essaim de jeunes Asiatiques à la taille de guêpe, aux doigts effilés, aux pieds impossibles, lui faisant toute sorte de coquetteries, et jouant de toute sorte d’instruments. Des ponts encombrés d’une multitude bigarrée, des bois mystérieux peuplés de bandits à figure débonnaire, et puis des kiosques de toute forme, des arbres chargés de fleurs colossales, des clairs de lune, des animaux bizarres, et des processions de palanquins à n’en plus finir.
Il me parut qu’un tel album renfermait tous les éléments désirables pour favoriser quelques expériences sur les ressources de la mémoire imaginative. Je m’appliquai donc, plusieurs jours de suite, à examiner très attentivement toutes ces peintures, associant dans mon esprit les impressions qui en résultaient au souvenir sensorial qu’imprimait en même temps à mon odorat l’aspiration réitérée d’une poudre de fleurs, produit oriental d’un parfum tout particulier. Ce procédé de solidarité remémorative ayant été largement expliqué plus haut, je noterai simplement ici les effets inattendus que produisit, sur cinq rêves, la réaspiration de la même poudre odorante, ménagée pendant mon sommeil. Trois fois je fis des songes très variés, où je crus voir en mouvement une partie des sujets de l’album chinois mêlés à une infinité d’images et d’incidents de toute autre origine, que l’association des idées mariait ensemble, en leur donnant uniformément les apparences d’une réalité active. Deux fois, au contraire, et par une réciprocité inverse assez remarquable, des sites réels, des amis ou des personnes de ma connaissance dont l’association des idées avait évoqué les images à la suite de celles qui n’étaient que des réminiscences de l’album, et dont l’imagination s’était servie pour tisser une action nouvelle, se présentèrent aux yeux de mon esprit, non plus sous leur aspect d’objets véritables, mais sous celui d’une collection de gravures et d’aquarelles, sans vie par conséquent et sans relief.
Une autre nuit: «Je me voyais dans une chambre très élégamment ornée, dont je distinguais tous les meubles avec une précision parfaite, sans pouvoir me rappeler où j’avais dû en recueillir les clichés-souvenirs, mais en me disant cependant que l’imagination ne saurait, ce me semble, inventer instantanément tant de menus détails. Une glace était devant moi; je m’y regardai; je me vis dans une robe de chambre à ramages singuliers, où je reconnus le dessin d’une étoffe en pièce que j’avais admirée la veille à la devanture d’un grand magasin. Il faudrait donc supposer, me disais-je encore, que cette image est le produit d’une double abstraction: ma mémoire imaginative se servant, pour composer cette vision, et de la forme d’une robe de chambre quelconque et de l’aspect d’une étoffe que je n’ai vue qu’à l’état de pièce déroulée. J’agitai dans ma tête plusieurs questions également relatives au pouvoir combiné de l’imagination et de la mémoire. Je songeai notamment à une remarque que j’avais cru faire, à savoir, que par un précieux bienfait de la nature, le souvenir d’une vive douleur physique ne se gravait jamais nettement dans notre mémoire et ne pouvait, par conséquent, se raviver en songe. Je voyais un poinçon parmi les nombreux objets posés sur ma table; j’étais parfaitement sûr que je rêvais; je pris cet instrument et je l’enfonçai dans ma main. La mémoire imaginative m’offrit aussitôt l’image d’une plaie sanglante. De douleur point; à peine ce pénible sentiment instinctif que la vue de la même blessure chez un autre homme n’eût pas manqué de me causer. Je lève de nouveau les yeux vers la glace; je n’étais plus en robe de chambre, mais en costume de voyage. Probablement cette transition avait été amenée par quelque association d’idées en relation avec celle de ma main blessée ; mais bien que mon esprit fût ouvert aux observations, je n’apportai aucune attention à ce changement; je n’en fis la remarque qu’à mon réveil. De la pièce où ces incidents s’étaient accomplis, je m’étais transporté, je ne sais trop pourquoi ni comment (il y a là une lacune dans mes souvenirs), au milieu d’un très beau jardin dont je ne distinguais d’abord les arbres et les fleurs qu’à l’état de silhouettes confuses, à peu près comme si je les eusse regardés à travers une lorgnette qui n’aurait pas été mise au point. Je pensai que mon sommeil touchait à son terme et que j’allais assister au phénomène d’un réveil gradué. Au lieu de cela, les arbres, les plantes, le sable des allées acquirent progressivement une irréprochable netteté. Je fixai surtout mon attention sur un laurier-rosé couvert de fleurs qui se détachait près de moi en vive lumière. Combien de temps, me demandai-je alors, serait-il possible de retenir une vision de ce genre? Quelques secondes seulement fut la réponse que me fit l’expérience. Le laurier-rosé que je contemplais si attentivement se mit à pâlir et à maigrir peu à peu; il s’effaçait par degrés tandis que la lumière générale décroissait sensiblement dans l’ensemble du tableau. Cette fois, c’était le réveil véritable. La silhouette confuse de ce qui tout à l’heure était un jardin plein de soleil parut s’enfuir en s’amoindrissant, comme certaines images fantasmagoriques. Les impressions de la réalité firent invasion dans tout mon être. Le sommeil était dissipé.»
Derniers extraits de mes cahiers, comprenant quelques observations détachées. — J’ai signalé déjà comme très erronée, selon moi, cette opinion assez répandue qu’il suffise souvent pour rêver à quelqu’un ou à quelque chose d’y penser fortement avant de s’endormir. S’il s’agit d’une préoccupation incessante qui nous ait assiégé toute la journée, la même obsession pourra nous poursuivre en songe et s’y manifester; mais si nous n’avons fait que penser volontairement et momentanément en nous couchant à un sujet quelconque, le courant de l’association des idées, qui aura su reprendre son cours capricieux pendant le premier sommeil, sera déjà bien loin de son point de départ quand nos visions commenceront à se dessiner avec clarté. Que de fois nous projetons le matin de ne pas oublier dans la journée quelque petit devoir à remplir, et puis le flot des occupations ou des affaires en écarte, momentanément du moins, le souvenir, quand aucune note écrite ne l’a fixé. A plus forte raison sommes-nous bien vite distraits d’une idée que nous aurions voulu retrouver en songe, si quelque point de rappel à cette idée n’a pas été ménagé.
D’un autre côté, de même que dans la vie réelle il arrive parfois, sans motif apparent, que telle ou telle idée, relativement peu importante, se grave avec une force extraordinaire dans la mémoire et revient ensuite à toute occasion, de même nous avons parfois de certains songes qui laissent après eux une impression singulièrement durable. Plus une réminiscence s’est déjà reproduite, et plus elle a de chance de se reproduire encore, puisque le nombre des idées accessoires capables de la ramener s’est accru de toutes celles qui sont nées au milieu des circonstances nouvelles dont chacun des retours de l’idée principale a été accompagné. Il s’opère alors dans le cours des idées un phénomène que l’on pourrait presque comparer à celui de l’écoulement de l’eau sur une surface unie: dès qu’un mince filet a tracé son passage dans une direction quelconque, tous ceux qui viennent à le rencontrer se précipitent après lui, par la même route et vers le même point. Ainsi, la sollicitation la plus faible suffit-elle pour souder instantanément le nouveau rêve à celui qui, maintes fois déjà, s’est déroulé. Les mêmes associations d’idées-images ne manquent point de se reproduire identiquement.
... Au milieu de rêves où, possédant la conscience de mon sommeil, j’essayais d’étudier avec soin comment les idées s’associent et comment les images se succèdent et se combinent au fur et à mesure de ces associations, il m’est arrivé souvent de placer mon esprit à l’entrée de quelque série de réminiscences, d’inviter la mémoire à fonctionner d’elle-même, et d’attendre curieusement ce qu’il en pourrait résulter. Or, ce qu’il en résultait invariablement, c’était la persuasion que ma mémoire fût rebelle à cette expérience, bien qu’elle s’y prêtât au contraire de fort bonne grâce; mais l’illusion de durée qu’elle donnait aux premières réminiscences me faisait croire qu’au lieu de suivre rapidement un enchaînement d’idées, elle renonçait à la rêverie pure pour se fixer sur un tableau.
D’autre part, j’oubliais souvent mon idée première aussitôt que l’association des idées-images avait amené quelque tableau de nature à captiver mon attention ; et je me croyais alors irrésistiblement engagé, comme acteur, dans les événements imaginaires dont j’avais déterminé le point de départ.
«... Mon sommeil était très léger. L’horloge de l’église sonna cinq coups, et je les entendis dans mon rêve. Mais je m’imaginai que c’était le tocsin qui sonnait; car chaque coup semblait répété plus de dix fois, à de très sensibles intervalles.»
II y a là deux faits à observer: 1° une action des ondes sonores sur mon tympan bien autrement sensible qu’à l’état de veille; 2° un sentiment du temps beaucoup plus long qu’en réalité, puisque la sonnerie des cinq coups d’une horloge me parut durer trois minutes au moins.
... L’occlusion imaginaire des yeux, dont il a été parlé déjà dans ce volume, fournit un des meilleurs moyens de s’assurer si l’on est éveillé ou endormi, quand on fait de certains rêves très lucides. Si l’on était éveillé, on produirait évidemment une obscurité permanente. En rêve, au contraire, on ne tarde guère à voir apparaître de nouvelles images; c’est le caractère propre du sommeil, et l’illusion d’avoir les yeux fermés ne peut durer qu’un instant.
... J’ai eu cette nuit un bien singulier rêve, qui me paraît utile à noter comme exemple de la manière dont on peut oublier un rêve à l’état de veille, et aussi ses pensées de la veille pendant le sommeil. «J’ai d’abord rêvé que je montais dans une voiture de place, au sortir d’un théâtre, et que la voiture se mettait en marche. Presque aussitôt je me suis réveillé, sans avoir d’ailleurs présente à l’esprit cette vision si insignifiante. J’ai regardé l’heure à ma montre; j’ai ramassé un briquet que j’avais fait tomber ; et après dix ou quinze minutes d’un réveil complet, je me suis rendormi. Or, c’est ici que la singularité commence. Je crois me réveiller dans cette voiture où je me souviens parfaitement d’être monté pour rentrer chez moi. J’ai comme le sentiment de m’être assoupi à peu près un quart d’heure (sans me rappeler d’ailleurs quelles idées ont pu me traverser l’esprit pendant ce temps-là). Je fais donc la réflexion qu’une bonne partie du trajet doit être déjà parcourue, et je regarde par la portière afin de reconnaître dans quelle rue nous sommes, ayant pris ainsi pour un moment de sommeil les quelques instants durant lesquels j’avais précisément cessé de dormir.»
... J’ai cité plusieurs exemples de remémoration parfaite ou d’improvisation rapide, en rêve, sous forme de lecture imaginaire. Il convient de signaler aussi la contrepartie de ce phénomène, qui consiste à faire quelquefois de vains efforts pour déchiffrer une lettre, un imprimé, un manuscrit, dont la teneur n’est pas intelligible à première vue. Ce dernier cas est même celui qui se présente le plus fréquemment. Je l’ai expérimenté plus de vingt fois; j’ai cherché à me rendre compte de ce qui se passait dans mon esprit, et voici ce que je crois avoir observé:
Une douleur plus ou moins vive au fond de l’orbite des yeux accompagne presque toujours l’effort d’attention que la volonté commande. Les phrases que l’on parvient alors à saisir sont d’une incohérence excessive. Les mots dont elles se composent ne paraissent liés par aucun lien raisonnable. L’association des idées et des souvenirs les appelle dans un ordre qui ne peut amener aucun sens suivi, ainsi qu’il arriverait si, étant éveillés, nous écrivions des mots d’une langue étrangère en suivant l’ordre dans lequel nous les aurions appris, ou simplement à mesure qu’ils se présenteraient à notre mémoire, évoqués successivement par des analogies de racines et de consonances.
La différence entre ces deux sortes de rêves serait donc que dans ceux où l’on fait une lecture avec une facilité très grande, la mémoire et l’imagination sont tout entières à l’élément intellectuel du morceau que l’on croit lire, mais dont la représentation écrite n’est qu’une vision accessoire et solidaire de l’idée principale; tandis qu’au contraire, dans les rêves où l’on éprouve tant de peine à déchiffrer un texte, le seul cliché-souvenir véritablement ravivé est l’image du livre, du manuscrit ou de la lettre, abstraction faite de leur contenu. En voulant connaître ce contenu lui-même, nous demandons à la mémoire et à l’imagination des notions étrangères au contingent des idées qui leur sont présentes. Prises au dépourvu, ces facultés font appel à des réminiscences plus ou moins vagues qu’aucune pensée dominante ne dirige, et ce travail pénible n’engendre que de très pauvres résultats. Nous croyons parfois nous frotter les yeux pour mieux voir, quand nous avons des rêves de ce genre, et il nous semble qu’en effet nous voyions un peu mieux après avoir ainsi stimulé notre rétine. Mystérieux secrets de la vision interne, qui se chargera de vous expliquer?
... Voici encore six rêves, qui seront comme un post-scriptum pour le chapitre de l’imagination et de la mémoire.
«J’ai cru voir, en rêve, un bas-relief de marbre blanc très finement sculpté, qui représentait Bacchus et Ariane suivis par une troupe de faunes et de satyres. En m’éveillant, je me suis rappelé que la composition de ce bas-relief était exactement celle d’un tableau que je connais depuis longtemps. Mon imagination, pour composer ce rêve avec des réminiscences de formes, a donc ajouté le relief et supprimé la couleur.»
Dans un autre rêve: «J’ai vu d’abord une statue sur son piédestal, placée devant une muraille tendue de velours ou de papier vert. Au bout d’un instant, ce n’était plus une statue, mais une simple peinture à fresque. Bientôt l’illusion d’une statue véritable se reproduisit pour s’effacer encore, et ainsi plusieurs fois de suite, jusqu’à ce que, m’étant approché de la muraille, je ne vis plus qu’un grossier badigeonnage dont je demeurai tout étonné!»
«Je croyais feuilleter un recueil de caricatures coloriées, exécutées avec une verve qui me charmait. Je voulais en retrouver une qui m’avait particulièrement amusé, mais je n’y parvenais pas et j’en voyais sans cesse de nouvelles. Par le souvenir que j’ai gardé de quelques-unes (d’une naïveté tout enfantine), je tiens pour à peu près certain que ce n’étaient point des réminiscences, mais bien des compositions instantanées de mon imagination.»
«Je me suis cru dans une bibliothèque attenante à un salon très artistiquement meublé. J’y cherchais un livre, en homme qui sait d’avance où le trouver; car il me semblait connaître depuis longtemps tous les rayons de cette bibliothèque comme tous les meubles de ce salon. En m’éveillant, cependant, je ne retrouve rien dans ma mémoire qui me rappelle un pareil appartement.»

«J’ai fait un rêve des plus lucides, pendant lequel je traversais un pays très pittoresque dont chaque point de vue, chaque site, et je puis dire chaque arbre ou chaque maison se dessinait à mes regards internes avec tous les détails minutieux d’une réalité nettement perçue. Je ne retrouve, non plus, à mon réveil aucun souvenir de tableaux analogues. Faut-il supposer que ma mémoire a su les recueillir et les conserver aussi fidèlement sans que j’en aie la moindre conscience, ou bien mon imagination a-t-elle eu l’étonnant pouvoir non seulement de composer tous ces paysages, mais encore de les relier ensemble par ce déroulement ininterrompu de la route que j’ai cru parcouru-?»
«Cette nuit, j’ai rêvé que mon âme était sortie de mon corps, et que je parcourais d’immenses espaces avec la rapidité de la pensée. Je me transportais d’abord au milieu d’une peuplade sauvage. J’assistais à un combat féroce, sans courir aucun danger puisque j’étais à la fois invisible et invulnérable. Je dirigeais de temps en temps mes regards vers moi-même, c’est-à-dire vers la place où mon corps eût été si j’en avais eu un, et je m’assurais bien que je n’en avais plus. L’idée me vint de visiter la Lune, et je m’y trouvai tout aussitôt. Je vis alors un sol volcanique, des cratères éteints et d’autres particularités, reproduction évidente de lectures que j’ai faites ou de gravures que j’ai vues, singulièrement amplifiées et vivifiées toutefois par mon imagination. Je sentais bien que je rêvais, mais je n’étais point convaincu que ce rêve fût absolument faux. L’admirable précision de tout ce que je contemplais m’inspirait la pensée que peut-être mon âme avait momentanément quitté sa prison terrestre, ce qui ne serait pas plus merveilleux que tant d’autres mystères de la création. Quelques opinions d’anciens auteurs sur ce sujet me revinrent en mémoire, et ensuite ce passage de Cicéron:
Si quis in cœlum ascendisset, ibique solem, et lunam, et sidera prope vidisset, hoc tamen sibi injucundum fore, ni aliquem qui narraret habuisset.
«Je souhaitai immédiatement de revenir sur la terre; je me retrouvai dans ma chambre. J’eus un moment l’étrange illusion de regarder mon corps endormi, avant d’en reprendre possession. Bientôt, je me crus levé, la plume à la main, notant minutieusement tout ce que j’avais vu. Je m’éveillai, enfin, et mille détails tout à l’heure très nets s’effacèrent presque instantanément de ma mémoire.»
... Nous avons vu que plusieurs causes physiologiques particulières au sommeil contribuaient à augmenter, dans cet état, la sensibilité physique et morale. Ajoutons une remarque qui s’applique également à la vie réelle. Les grands spectacles de la nature provoquent des enthousiasmes que la seule force imaginative ne produirait pas. Il est tel drame qui arrache des larmes grâce aux illusions de la mise en scène, et qui nous laisserait presque froids sans cet appareil. De même, les émotions que certaines idées nous inspirent, en rêve, sont singulièrement développées par la représentation de toutes les scènes et de tous les tableaux qui en suivent le mouvement. Une progression croissante d’exaltation réciproque s’établit alors, en quelque sorte, de l’imagination sur les images et des images sur l’imagination. Cette exaltation nous conduit souvent à des dispositions d’esprit qu’on appellerait folie chez un homme éveillé. Pourrions-nous affirmer que le phénomène psychologique n’est pas identique, ou qu’il ne présente pas du moins assez d’analogie pour être soigneusement étudié?
... Un artiste de mes amis qui s’intéressait à mes recherches, et qui suivait mes expériences en les pratiquant lui-même, m’a rapporté le fait que voici: Une nuit qu’il rêvait d’une manière très lucide, et qu’il se croyait devant son chevalet, travaillant à un sujet religieux en cours d’exécution dont il était alors réellement préoccupé, il vit entrer dans son atelier un inconnu d’allures magistrales, qui lui enleva sa palette et ses brosses, effaça la moitié des figures ébauchées, modifia celles qui restaient, en ajouta d’autres, et transforma en un mot tout l’ensemble du tableau. En un clin d’œil, la toile fut merveilleusement recouverte et le peintre fantastique eut disparu. Quant au muet admirateur de cette improvisation si rapide, il eut le sentiment d’avoir contemplé longtemps l’œuvre achevée avant de s’éveiller.
L’artiste qui avait fait ce rêve ne put, comme le compositeur Tartini, retrouver sa composition tout entière, la forme d’un contour ne se grave point dans la mémoire avec la précision d’un accord; mais il n’en sut pas moins tirer un très heureux parti de la vision qu’il avait eue; il doit ainsi l’une de ses meilleures toiles aux inspirations de son sommeil.
... Le sommeil nous enlève-t-il notre libre arbitre? Y a-t-il contradiction entre le fait de pouvoir évoquer ou diriger parfois ses rêves, et celui de se sentir quelquefois aussi entraîné à rêver ce qu’on ne voudrait pas?
Pour expliquer cet entraînement irrésistible qui nous porte à commettre dans certains rêves de fort méchants actes, dont nous comprenons le caractère funeste et répréhensible sans que ce sentiment nous arrête, M. Maury a établi une théorie très subtile au moyen de laquelle «l’homme qui songe et est encore raisonnant, juge, compare, induit, généralise, mais demeure incapable de réflexion; de telle façon que sa conscience morale devient analogue à ce qu’on peut appeler du même nom chez l’animal». Pour moi, qui crois que l’esprit peut conserver toutes ses facultés durant le sommeil, je m’explique le même phénomène par des considérations toutes différentes.
En premier lieu, j’estime que dans un grand nombre de rêves de ce genre, et particulièrement dans les rêves supersensuels, l’extrême exaltation de la sensibilité physique ou morale produit, à elle seule, une de ces suppressions momentanées du libre arbitre qui font acquitter par le jury des accusés dont la culpabilité matérielle est pourtant évidente.
En second lieu, revenant à ce principe dont mes observations pratiques m’ont si souvent fourni la confirmation, à savoir qu’il suffit de penser fortement à une chose pour que le rêve en offre aussitôt la représentation effective, je dirai que la seule crainte ou même la seule idée de s’abandonner à quelque action coupable a pour résultat instantané de faire croire au rêveur qu’il exécute précisément ce qu’il a redouté. L’homme peut se défendre de commettre une action mauvaise, mais non pas s’empêcher d’en avoir la pensée. Or, avoir en rêve la pensée d’une chose, c’est inévitablement l’accomplir.
Nous sommes donc privés de notre libre arbitre, en ce sens que les événements s’accomplissent alors sans aucune participation de notre volonté (et même malgré notre volonté), et cela en moins de temps qu’il n’en faudrait pour faire la moindre réflexion; mais de ce que la réflexion est devancée par la précipitation des événements, il ne s’ensuit nullement que la faculté de réfléchir ait été supprimée, et quiconque s’observera bien reconnaîtra précisément dans le phénomène qui nous force à subir quelquefois des visions fâcheuses celui qui nous permet, en d’autres circonstances, de rêver l’accomplissement de nos désirs.

Hervey de Saint-Denys
Les rêves et les moyens de les diriger
France   1867 Contexte
L’auteur donne en exemple de nombreux rêves tirés de ses cahiers pour illustrer divers phénomènes oniriques.
Édition originale
Les rêves et les moyens de les diriger, Paris, Amyot, 1867.